The Good Business
A 40 ans tout juste, Bjarke Ingels est en passe de conquérir le monde de l’architecture, si ce n’est déjà fait. Ses armes ? Un sourire à toute épreuve et une agence qui a tout d’une vraie machine de guerre.
Il vient de fêter ses 40 ans. Pas de quoi remettre en question le style juvénile qu’il cultive habilement. Avec ses cheveux en pétard, il voudrait nous faire croire qu’il sort du lit. On subodore que ce décoiffé stylé lui a tout de même pris un peu de temps. Quelle que soit la situation ou l’heure de la journée, Bjarke Ingels vous enveloppe d’un large sourire blanc immaculé. La nature a été plutôt clémente avec lui, et il le sait. A défaut d’en imposer par sa taille, il mise sur un charisme qu’il sait être son arme de conviction massive. Car derrière ses allures de skateur adolescent, se cache un poids lourd de l’architecture. Baskets aux pieds, tee‐shirts à message, vestes de costume, une chemise parfois, jamais de cravate. Toujours en noir, malgré tout. Un uniforme en remplace un autre…
Bjarke Ingels est encore peu connu du grand public français, mais, au Danemark, son pays natal, il est déjà une star. Pour baptiser son agence, il a choisi un acronyme à la hauteur de ses ambitions clairement assumées : BIG. Comprendre « Bjarke Ingels Group ». Le hasard fait parfois bien les choses… « BIG renvoie à l’envie de développer de grandes idées », explique‐t‐il. Dont acte. Dans le domaine ultraconcurrentiel de l’architecture, il a très vite compris que, pour exister, il faut d’abord être vu. Son aisance avec les médias semble innée. Mais, comme pour sa coiffure, tout est sous contrôle. Pas une semaine sans que son service de communication annonce un nouveau projet pour lequel il a été retenu. Enjambant les fuseaux horaires comme d’autres prennent le RER, il est partout. A la dernière Biennale d’architecture de Venise, rendez‐vous incontournable de la discipline, Bjarke Ingels est évidemment présent. Il rit aux éclats, donne des interviews sans protocole, se fait gentiment remarquer, se laisse photographier, se sait observé. Dans la cité des Doges, il a loué un appartement le temps de l’inauguration. Les portes sont ouvertes à qui veut. Il est là. Ou pas. Le soir, des fêtes s’y improvisent, en marge des événements institutionnels. Une manière de tordre le cou à la posture de la « starchitecte » inaccessible. Mais ne nous y trompons pas. Derrière cette insouciance parfois surjouée se cache une véritable machine de guerre. Une dizaine de projets en cours de construction dans le monde entier, une trentaine à l’étude, 200 salariés. Alors, quand il s’agit de négocier les contrats, il s’efface et envoie son staff au charbon. Une équipe resserrée de sept partenaires fidèles, qui fait le job quand lui fait le show, façon Steve Jobs, avec micro‐oreillette et anecdotes croustillantes pour séduire un auditoire systématiquement acquis à sa cause. Dopé à l’enthousiasme, l’énergie en intraveineuse, Bjarke Ingels trace sa route.
Pour expliquer la success‐story, inutile de chercher dans un quelconque héritage familial. Une mère dentiste, un père ingénieur. « Il n’y a pas un seul architecte dans ma famille », se justifie‐t‐il. Si filiation il doit y avoir, elle est à chercher du côté de Rotterdam. Pendant trois ans, Bjarke Ingels a fait ses classes à l’Office for Metropolitan Architecture (OMA), l’agence d’architecture de Rem Koolhaas. Un mentor et un modèle, dont il a su s’émanciper avant qu’il ne soit trop tard. Après une association de cinq ans avec Julien de Smedt – autre élève de Koolhaas qui a ensuite fondé l’agence JDS Architects – sous le nom de PLOT, il crée BIG en 2006. Aujourd’hui, Rem Koolhaas et Bjarke Ingels se retrouvent régulièrement face à face lors de consultations internationales. Jouant dans la même cour alors que trente ans les séparent. Car dans le domaine de l’architecture plus qu’ailleurs, l’âge est un gage de crédibilité. A 40 ans, on est un jeune architecte, on rame, on court après les commandes. Bjarke Ingels, lui, cumule les projets XXL. Parmi ses derniers faits d’armes : l’Europa City, à Gonesse (Val‐d’Oise). Son projet a été choisi par le groupe Auchan pour investir d’anciennes terres agricoles et y bâtir un centre commercial d’un nouveau genre. Soit 700 000 m² à construire, deux milliards d’euros d’investissement pour contenir cinq cents boutiques, des salles de spectacles, un parc aquatique et même une piste de ski. N’en jetez plus !
Utopiste pragmatique
Et l’architecture dans tout ça ? « Je ne m’interdis rien. Il faut aborder les choses de façon décomplexée. » Quand ses confrères déroulent avec dédain des références élitistes, Bjarke Ingels revendique une culture populaire, voue une passion à la bande dessinée, aux comics, aux séries Z, et défend avec vigueur les blockbusters américains. On suppose que ça rassure les clients, que ça irrite ses pairs. Il n’oublie jamais de saluer les ouvriers sur un chantier. Se souvient de vous alors qu’il vous a croisé une fois, vite fait. Ne joue pas les divas malgré la cour qui lui colle aux baskets. Pur produit de son époque, il manie également les réseaux sociaux avec talent. Sur Instagram, il partage ses voyages, son quotidien, les photos de ses randonnées avec ses potes, congratule Herzog & de Meuron pour leur dernier bâtiment et nous embarque dans ses visites de chantier. Accessible, on vous dit.
Gêné aux entournures dans un Danemark trop conservateur, il s’est exilé à New York. Il conserve une agence à Copenhague, en possède une autre à Pékin, mais il déplace peu à peu ses troupes outre‐Atlantique, où sa culture anglo‐saxonne et populaire n’est plus un fardeau. Où il est possible d’être à la tête d’une multinationale d’architecture et de rester mal coiffé. Ces dernières années, les projets américains se multiplient. Il vient d’être choisi pour mener une opération à 335 millions de dollars dans le Lower Manhattan. En septembre 2010, ils étaient deux dans les bureaux new‐yorkais. Aujourd’hui, ils sont cent vingt. En 2008, The Mountain, cette résidence bâtie – et habitée – à Orestad (Danemark), a fait la une des journaux spécialisés tout comme elle a servi de décor aux publicités automobiles. Certes, le projet est puissamment photogénique. Mais pas seulement. Cette opération de 500 logements construits à moins de 1000 euros le mètre carré est une réussite. Et, aux dires des habitants, il y fait plutôt bon vivre.
Bjarke Ingels défend « l’utopie pragmatique ». D’accord pour rêver, mais sans sacrifier la faisabilité. Il renouvelle le genre sans trop effrayer le chaland. Innovation technique, design social et écologiquement responsable : son engagement reste très consensuel. Ce qui explique en partie son succès. Ses détracteurs l’accusent de produire une architecture générique sans vraiment tenir compte du contexte qui semble effectivement peu l’importer. Il aborde les choses de manière ludique, avec une apparente candeur. Faire appel à Bjarke Ingels permet aux commanditaires de s’encanailler, sans prendre trop de risques. L’enfant terrible de l’architecture contemporaine construira prochainement le musée du Lego à Billund (Danemark), là où est née la célèbre petite brique colorée. Une commande qui lui ressemble : les jeux de gosses, son pays d’origine et une marque qui a su conquérir le monde.