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Ce sont sans doute les avions d’affaires les plus racés du monde. Et le Bonanza en est l’un des fleurons. Visite au cœur des plaines du Kansas où, malgré les rachats successifs – et quelques trous d’air –, ils sont toujours fabriqués.
Becky Doerfler, pince à riveter en main, se tient à côté du fuselage partiellement terminé d’un Bonanza. Sur cet avion fabriqué par l’entreprise Beechcraft, le vert olive des flancs met particulièrement en valeur les rangées de rivets dorés. Je me demande combien de millions de tiges de métal Becky Doerfler a pointées en quarante et un ans de carrière dans cette usine de Wichita, aux Etats-Unis.
Une longévité tout aussi remarquable que celle de l’avion sur lequel elle travaille. En effet, quand Becky assemble son premier rivet sur une cellule de Beechcraft, en 1976, le Bonanza a déjà 30 ans. Ce monomoteur a, d’ailleurs, soufflé ses 70 bougies en 2017. Lorsque Walter Beech crée son entreprise, Beechcraft, en 1932, il s’intéresse déjà à l’aviation depuis des dizaines d’années.
D’ailleurs, après avoir conçu son propre planeur à seulement 14 ans, il a créé et dirigé Travel Air, en 1924, moins de vingt plus tard, une entreprise aéronautique dont le nom même est une invitation au voyage. Le premier avion de Beechcraft, baptisé Model 17, est un biplan dont la voilure supérieure est en retrait par rapport à l’aile inférieure, ce qui lui vaut le surnom de Staggerwing.
En toute logique, le Model 18, un bimoteur d’affaires, prend le relai. Malgré les milliers d’avions militaires produits pendant la Seconde Guerre mondiale, Walter Beech songe déjà à la paix et se demande comment fabriquer un avion léger, à la fois rapide et facile à piloter. L’entrepreneur est en effet persuadé que c’est ce type d’appareil que recherchent les hommes d’affaires et les milliers de pilotes formés pendant le conflit. C’est ainsi que Ralph Harmon et son équipe de designers créent le Bonanza. Le premier prototype décolle en décembre 1945 et la production est lancée en 1947.
Bonanza by Beechcraft : un avion à la pointe de la technologie
A l’époque où le Bonanza fait son apparition sur le marché, la plupart des avions légers sont encore constitués d’acier recouvert de toile. De son côté, grâce aux procédés employés lors de sa production de guerre, Beechcraft utilise des cellules en aluminium rivetées, légères, solides et faciles à assembler.
Evoluant avec son temps et avec la demande, le Bonanza se dote de l’air conditionné, du pilotage automatique et, désormais, sur le modèle G36, d’un cockpit « tout-écran ». Les rares privilégiés ayant eu l’occasion de visiter le poste de pilotage d’un avion de ligne moderne vous le confirmeront, il comporte une multitude de moniteurs tactiles, un peu comme les systèmes de navigation des voitures modernes. Même s’il conserve quelques instruments traditionnels à cadran, le tableau de bord du Bonanza est dominé par deux grands écrans : l’un face au commandant de bord, à gauche ; et l’autre face au copilote, à droite.
La Bentley de l’aviation
L’entreprise Beechcraft connaît, elle aussi, de nombreux changements. Après le décès prématuré de Walter Beech, en 1950, son épouse, Olive Ann, reprend les rênes de la compagnie. Depuis le début, elle participe activement à la réussite de l’entreprise, qui lui doit sa croissance prodigieuse dans les années 50 et 60. Beechcraft passe ensuite aux mains de plusieurs propriétaires, notamment Raytheon et Hawker, avant d’être rachetée par Textron, qui possède également Cessna. Ironie du sort, Clyde Cessna figurait parmi les associés de Walter Beech au sein de Travel Air. Olive Ann Beech décède en 1993, à 89 ans. Jusqu’à ses derniers jours, elle continue de s’impliquer dans la gestion de l’entreprise qu’elle a fondée avec son mari ; les nombreux collaborateurs de Beechcraft qui ont eu l’occasion de la côtoyer en gardent un souvenir ému.
Aujourd’hui, l’impeccable usine Beechcraft produit toujours le Bonanza, ainsi que le bimoteur léger Baron, depuis 1961. La fabrication de ces deux appareils ne doit rien à la robotisation : ils sont le fruit du savoir-faire et de la longue expérience d’artisans comme Becky Doerfler. L’usine produit environ quatre Bonanza pour un Baron.
A l’autre bout du site, une ligne de production fabrique le King Air. Ce bimoteur à turbopropulsion est un avion utilitaire : appareil d’entraînement militaire, taxi aérien, ambulance… il a d’ores et déjà endossé presque tous les rôles imaginables. Dans la gamme Beechcraft, il fait figure de petit jeune, lui qui date de 1963. En son centre, l’usine fabrique actuellement les ailes d’un nouvel avion d’affaires Textron.
Avec cet appareil, Beechcraft modernise ses méthodes de production, puisque ces ailes, formées d’une seule pièce, sont créées à la verticale, et non à l’horizontale. Quant à l’aluminium riveté traditionnellement utilisé par l’avionneur, il est remplacé par de l’adhésif et des matériaux composites. Synonyme de qualité depuis son lancement, le Bonanza est aujourd’hui la Bentley de l’aviation, avec son cuir joliment cousu,sa moquette haut de gamme et ses finitions parfaites. Beechcraft encourage ses clients à venir observer la fabrication de leur appareil et à définir eux-mêmes les caractéristiques intérieures parmi un choix presque infini de matières et de couleurs.
On imagine qu’il doit être extrêmement émouvant de venir récupérer son Bonanza au centre de livraison de l’entreprise. Surtout quand on sait à quel point il est grisant de s’installer à bord du modèle de démonstration pour un vol de deux heures en compagnie du pilote maison, Will Klein. En plus de montrer l’avion aux clients potentiels, ce dernier aide également les pilotes à s’acclimater au Bonanza.
Silencieux et stable
De grands noms de l’aviation ont franchi ces portes. Gordon Cooper, ex-astronaute du programme Mercury, a acheté un Bonanza flambant neuf au début des années 60. Pour lui, la prise en main n’a pas dû poser de problèmes. Il faut dire que le Bonanza est conçu pour des pilotes moyens n’ayant pas nécessairement plusieurs années de vol aux commandes d’avions de ligne ou d’avions de chasse à leur actif. Des pilotes comme moi. Malgré la quantité d’informations qui s’affiche sur les écrans, cet avion reste intuitif et facile à manier. Lorsque les roues décollent de la piste Beechcraft, longue de 2 400 mètres, à une vitesse de 75 nœuds (environ 140 km/h), nous rentrons immédiatement le train d’atterrissage et mettons le cap vers l’est. Sans la magie du GPS, nous pourrions facilement nous perdre dans ce paysage.
En effet, le Kansas est parcouru de plaines à perte de vue, uniquement ponctuées par quelques éoliennes, ici et là. Will Klein me montre un ancien relai routier, autrefois très fréquenté avant la construction des grandes autoroutes. Encore muni d’un restaurant et d’une piste d’atterrissage, cet endroit est apprécié des pilotes, toujours à l’affût d’une occasion pour sortir leur avion. Silencieux et stable dans les airs, le Bonanza vole à une vitesse de croisière de 165 nœuds (plus de 300 km/h).
Je ne ressens pas la vitesse ; seules les prairies qui défilent sous nos yeux à 2 000 pieds (650 mètres d’altitude) me rappellent que nous filons à toute allure. Alors que le soleil s’est couché, nous survolons les lumières de Wichita pour retourner à Beech Field – diminutif de Beech Factory Airfield, le surnom romantique signifiant « champ de hêtres » qui est utilisé par Will Klein et les contrôleurs aériens du secteur. Les vols de nuit à bord des petits avions ont quelque chose de féerique.
Comme par enchantement, Will Klein allume les lumières de la piste d’atterrissage en appuyant plusieurs fois sur le bouton de transmission de la radio. Volets ouverts et train d’atterrissage sorti, le Bonanza descend à une vitesse de 75 nœuds pour se poser tout en douceur. Une manœuvre qui paraît simple grâce au travail de conception approfondi dont cet appareil bénéficie depuis plus de soixante-dix ans, magnifiée par la dextérité du pilote. Naturellement, il faut aussi rendre justice au savoir-faire et à la passion de Becky Doerfler et de ses collègues.
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