Horlogerie
Hommage coquin à Little Nemo in Slumberland, de Winsor McCay, Little Ego met en scène les rêves érotiques et troublants d’une jeune femme débordée par ses fantasmes.
Il se passe de drôles de choses dans les songes de Little Ego. Tel un Verlaine de la bande dessinée, cette jeune femme brune, à laquelle on donnerait volontiers le Bon Dieu sans confession, est une habituée des rêves étranges et pénétrants. Quand ce n’est pas son double qui sort du miroir pour l’épuiser de caresses, c’est un crocodile qui s’invite dans son bain avant de la prendre avec sauvagerie – mais une sauvagerie délicieuse, à en juger par sa mine réjouie.
Invitée à une réception huppée, elle s’y rend en étant persuadée d’avoir oublié quelque chose. Elle s’apercevra trop tard, une fois arrivée, qu’elle a tout simplement négligé de passer une robe sous sa cape…
Un simple voyage en avion, un banal passage chez sa coiffeuse ou un vulgaire parapluie sont l’occasion de rêveries érotiques insoupçonnées. Lorsque sonne l’heure du réveil, elle est en proie à un vif émoi teinté d’une vague mauvaise conscience. « Je me demande ce qui me prend pour faire des rêves pareils… Jamais je n’oserai en parler… même à mon psychanalyste ! » s’exclame-t-elle, rougissante.
Le lecteur en vient à se dire qu’il aimerait bien se trouver à la place de ce mystérieux psy, afin de recueillir les confessions érotico-aventureuses de cette singulière héroïne, déchirée entre culpabilité et ravissement.
De Little Nemo à Little Ego
Publié en 1989, cet album écrit et dessiné par l’Italien Vittorio Giardino est un pastiche du célèbre Little Nemo in Slumberland, de Winsor McCay. Né en 1905 dans les pages du quotidien américain New York Herald, le petit Nemo s’embarque chaque nuit pour Slumberland (« le pays du sommeil »). Il se réveille brutalement le matin, souvent en tombant de son lit au bas de la page, après avoir vécu des aventures extraordinaires.
Jalon essentiel de l’histoire de la bande dessinée, Little Nemo est à la fois une merveilleuse invitation au voyage onirique et un chef-d’œuvre d’inventivité. Certaines scènes sont passées à la postérité, à l’image de celle qui voit le lit de Nemo entraîner celui-ci à travers un décor urbain par une nuit de pleine lune. Les pieds du lit, qui ne cessent de s’étirer au fil des cases, se mettent à ressembler aux pattes d’un animal et se lancent dans une cavalcade endiablée entre les gratte-ciel…
Little Nemo in Slumberland est un éblouissement pour l’œil et pour l’esprit. Plus d’un siècle après sa création, l’œuvre de McCay frappe toujours autant les imaginations et n’a rien perdu de sa force ni de sa modernité. Dans Little Ego, Vittorio Giardino ne cherche pas à rivaliser avec les prouesses graphiques de son lointain inspirateur. Sa mise en page est classique. Il se contente de jouer avec le tracé de certaines cases et à faire évoluer la typographie du titre, tout comme Winsor McCay le faisait avec celle de Little Nemo.
Il réserve sa fantaisie à la mise en scène de situations inattendues, dont la charge érotique naît soit de leur banalité, soit de leur étrangeté. Mais la finesse de son trait et la douceur de ses aplats de couleur rejoignent celles de McCay, contribuant à la lisibilité de son propos et de son dessin.
Érotisme à l’italienne
Vittorio Giardino, né en 1946, à Bologne, s’est d’abord consacré à son métier d’ingénieur en électronique pendant près d’une dizaine d’années, avant de bifurquer vers la bande dessinée. On ne sait pas si la famille des ingénieurs a perdu l’un de ses éléments d’avenir. On sait, en revanche, que le neuvième art ne peut que se réjouir de cette reconversion.
À travers les enquêtes du détective Sam Pezzo, comme à travers les pérégrinations de Max Fridman, cet « honorable correspondant » des services secrets français à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ou le destin contrarié de Jonas Fink dans la tourmente de la Tchécoslovaquie communiste, l’auteur s’est fait l’écho des soubresauts du monde contemporain.
Il a donné naissance à une œuvre discrètement engagée et farouchement humaniste, teintée d’une légère touche d’autobiographie. Le personnage de Max Fridman ressemble en effet à son créateur, autant par son physique que par ses convictions idéologiques, et il partage avec lui le goût des livres. L’univers gentiment coquin et délicieusement sensuel de Little Ego apparaît ainsi comme une parenthèse enchanteresse dans le parcours de Vittorio Giardino, qui s’inscrit dans la lignée de la tradition d’érotisme de la bande dessinée italienne, dans laquelle se sont illustrés des auteurs comme Leone Frollo, Crepax, Magnus ou Milo Manara.
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