The Good Business
Troisième mégapole du sous‑continent indien après Bombay et Delhi, Bangalore est souvent comparée à la Silicon Valley. Longtemps perçue comme la terre d’accueil des délocalisations de centres d’appels, la capitale du Karnataka est aujourd’hui à la pointe de la high-tech. Fleurissant à tous les coins de rue, les start-up y dessinent le monde de demain, dans une effervescence et un chaos uniques au monde.
En chiffres
- Avec plus de 10 M d’habitants, contre 6,5 M en 2001, Bangalore est aujourd’hui la 3e plus grande ville d’Inde, après Bombay et New Delhi.
- Capitale du Karnataka, la ville est située sur un plateau, à 920 m d’altitude.
- Bangalore est le plus gros hub de recherche du monde spécialisé dans les sciences de la vie, le 4e dans la high-tech et la 5e destination mondiale du capital-risque.
- En 2015, 9 Mds $ ont été investis dans les start-up du pays, majoritairement dans la Silicon Valley indienne.
- Depuis 2016, la ville occupe la 5e place mondiale pour le nombre de centres d’innovation qu’elle accueille, derrière San Francisco, Londres, Paris et Singapour.
Il fut un temps où elle concourait avec Chandigarh pour être la plus belle des cités‑jardins d’Inde. On disait d’elle qu’elle était « le paradis des retraités » tant elle était calme et verdoyante, tant son climat était tempéré par l’altitude et par son air, insolemment pur. Lorsqu’on se promène aujourd’hui dans les rues de Bangalore, congestionnées par les 4×4, les rickshaws, les camions, les taxis et les motos qui se disputent le moindre centimètre de bitume, il est difficile d’y croire. Selon l’Indian Institute of Science, le taux de particules polluantes en suspension dans l’air est aujourd’hui trois fois supérieur au plafond admissible. La troisième plus grande ville d’Inde, posée au cœur de l’immense plateau du Deccan, qui forme la pointe sud du pays, était le repaire des garnisons pendant la présence britannique. A l’indépendance, Nehru a voulu en faire un phare technologique, et Bangalore s’est transformée en une ville champignon, affichant la plus forte croissance démographique du pays, sans construire les infrastructures de transport nécessaires. Comparées au milieu des années 70, les surfaces bétonnées ont augmenté de 1 000 %.
Dernière folie urbaine en date : le quartier de Shantiniketan, en cours de construction sous l’égide du promoteur immobilier Prestige, va accueillir 100 000 personnes dans un tissu urbain comptant déjà plus de 10 millions d’habitants… Ce sont des entreprises d’État, le constructeur d’avions Hindustan Aeronautics et l’Organisation de la recherche spatiale indienne (ISRO) qui ont donné le ton en s’installant là dès la fin des années 40. « Grâce à ces pionniers, puis à leurs enfants, Bangalore a grossi à toute vitesse et est devenue le cerveau de l’Inde », explique Naresh Narasimhan, un architecte reconverti dans l’incubation de start-up. Ce sexagénaire déteste qu’on compare sa ville à la Silicon Valley, car le regard a beau se porter à 360 degrés à la ronde, le paysage n’a rien d’une vallée. « Bangalore est la plus grande ville au monde sans mer ni rivière », fait-il remarquer. Nous le rencontrons attablé au Social, l’un de ces bars à la mode qui font de Bangalore la capitale indienne de la bière. Numa, l’accélérateur de start-up qui appartient à Naresh Narasimhan, se trouve dans les étages du dessus. Elle est une émanation de l’ancien Silicon Sentier, une pépinière de start-up qui connut son heure de gloire au début des années 2000 dans le quartier du Sentier, à Paris. Depuis, le concept a essaimé à Moscou, à Casablanca, à Mexico et… à Bangalore.
L’outsourcing, c’est fini !
Pourquoi Bangalore ? « Parce que c’est une ville cosmopolite qui attire les ingénieurs et les diplômés de toute l’Inde, répond Souad Tenfiche, une ingénieur française qui dirige Numa. C’est ici que la génération Y peut le plus facilement réaliser son désir de devenir son propre patron. » Ce n’est pas un hasard, soulignent Naresh Narasimhan et Souad Tenfiche, si Microsoft, Google, Cisco et, tout récemment, la Société générale, ont choisi la capitale du Karnataka pour ouvrir leur propre accélérateur de start-up. Même chose pour Airbus : depuis bientôt un an, Numa héberge le nouveau BizLab de l’avionneur européen, une équipe de 350 ingénieurs qui travaille en réseau avec Toulouse et Hambourg, pour imaginer l’aéronautique du futur. Le vrai décollage de Bangalore a lieu dans les années 60, avec l’installation de Texas Instrument, d’IBM et de Hewlett-Packard.
Puis arrive, vingt ans plus tard, la vague de ce qu’on appelait les sociétés de services en ingénierie informatique (SS2I), avec les Wipro, Tata Consultancy Services et autres HCL Technologies. Parmi elles, Infosys est sans doute la plus belle success‑story locale. « Infosys a trouvé ses principaux clients en surfant sur la peur du bug de l’an 2000, qui menaçait de faire tomber tous les réseaux informatiques », se souvient Naresh Narasimhan. L’aventure a commencé entre copains dans un garage. Trente-cinq ans après, Infosys emploie 194 000 personnes. Son siège social, surnommé « la machine à laver » à cause de sa façade percée d’un hublot géant, est le symbole d’Electronic City, le quartier qui a poussé dans le sud de l’agglomération, avant que ne surgissent d’autres parcs high-tech, comme Whitefield, dans l’est, et maintenant les technopoles du nord, en direction de l’aéroport. Après les SS2I, déferle la vague de l’outsourcing. Les grandes firmes des pays industrialisés veulent sous-traiter leur back-office et, dans l’imaginaire européen, Bangalore devient alors le symbole des délocalisations, le repaire des call-centers. Une image qui lui colle à la peau, alors que la réalité est aujourd’hui tout autre. « Il faut se sortir de la tête que Bangalore est un back-up avec des ingénieurs low-cost qui pondent du programme informatique pour un salaire de misère, observe un expatrié américain. Cela fait dix ans que ce n’est plus le cas, et les compétences locales en high-tech sont désormais au top. »
Dans l’une des cinq tours de Capgemini, Nitin Suvarna acquiesce : « L’outsourcing, c’est fini ! Notre spécialité, c’est l’accompagnement des entreprises dans leur cœur de métier. » Vice-président de la branche business-services du groupe français, lequel emploie ici 30 000 personnes, Nitin Suvarna s’occupe de l’amélioration de la chaîne d’approvisionnement du géant agroalimentaire Unilever et de la gestion des magasins Ikea au niveau mondial. Il dirige aussi une équipe de 400 personnes qui met au point un système de maintenance interactif en 3D pour les avions du constructeur canadien Bombardier. Bientôt, les pilotes pourront filmer un instrument du cockpit avec une tablette et accéder automatiquement au chapitre du manuel de maintenance qui leur expliquera quoi faire en cas de problème. Bienvenue dans le monde de la réalité augmentée. Autre phénomène marquant de Bangalore ces dix dernières années : les « licornes », ainsi nommées en raison de leur rareté et de leur caractère magique. Le site d’e-commerce Flipkart (fondé en 2007), la plate-forme d’échanges Quikr (2008), la compagnie de véhicules de tourisme avec chauffeur Ola (2010)… Toutes valent maintenant plus de 1 milliard de dollars. « Les licornes, c’est bien, mais aujourd’hui, les start-up préfèrent ressembler à un “cafard”, car c’est l’animal le plus endurant de la planète. Il peut survivre à tout avec très peu de moyens, y compris à une explosion nucléaire », explique Aakarsh Naidu, 29 ans, diplômé de la London School of Economics. Celui-ci dirige NRSCell, un incubateur domicilié sur le campus de l’Indian Institute of Management Bangalore (IIMB), dans un cube en béton signé du célèbre architecte indien Charles Correa.
Le boom de la R&D
« Le taux de survie des start-up actuelles approche les 80 % parce qu’elles répondent à des problèmes sociétaux », précise notre hôte, qui observe que ses protégés travaillent désormais exclusivement sur des applications mobiles. Jiba Bhumi, par exemple, mesure l’impact des plantations de café du Karnataka sur la biodiversité. Highwaydelite se destine aux automobilistes qui empruntent les autoroutes, en leur indiquant où sont situées les aires de repos, les toilettes et les stations-service. Bubble Nut Wash, pour sa part, vend en ligne des lessives naturelles à base de noix de lavage. Le succès de Bangalore s’explique aussi par le boom de la recherche et du développement. Daimler Benz, Bosch, Schneider Electric, Samsung, Accenture, Apple, Genpact… On ne compte plus les multinationales qui installent ici leurs équipes de chercheurs. Ainsi L’Oréal s’est-elle posée, il y a deux ans, dans un immeuble 100 % écolo, en lisière d’une cocoteraie des faubourgs de la mégapole. Les locaux abritent un laboratoire dernier cri, où l’enseigne de cosmétiques fait de la recherche fondamentale sur la peau et sur le cuir chevelu, à partir de cellules conservées à – 80 °C. « Les Indiens sont bons en maths, en informatique et en statistiques, mais ce qui nous a spécialement attirés, à Bangalore, c’est la multiplicité des acteurs », confie Nita Roy, titulaire d’un PhD (doctorat) en biologie, obtenu aux États-Unis. Directrice de la recherche de L’Oréal India, elle pilote une trentaine de scientifiques de très haut vol. « Pour mener nos expériences, nous avons autant besoin des idées des start-up que du soutien académique des universités avec lesquelles nous partageons des brevets, ou des échanges avec les laboratoires opérant dans d’autres domaines, insiste-t-elle. Bangalore fonctionne en réseau. »
En ce moment, L’Oréal étudie les propriétés des plantes à l’origine de la médecine ayurvédique et s’inspire de l’impression 3D pour mettre au point des masques cosmétiques adaptés à la forme du visage. A l’autre bout de la ville, des chercheurs du National Centre for Biological Sciences (NCBS) inventent les médicaments de demain, qui ne seront plus chimiques, mais biologiques. « Nous jouons sur la convergence des compétences, en collaboration avec plus de 200 organismes », décrit Taslimarif Saiyed, un spécialiste des neurosciences, qui est passé par une université allemande avant de venir animer le Centre for Cellular and Molecular Platforms (C-Camp), un lieu de rencontre entre la théorie et l’application pratique. Là encore, les start-up défilent, laquelle pour trouver des outils de diagnostic des maladies animales, laquelle pour transformer des algues en biocarburant, ou encore pour reproduire des yeux humains en s’inspirant de ce dont sont capables les cellules du foie en matière de régénération. Au total, le campus compte 80 laboratoires. Il est noyé dans une forêt tropicale dans laquelle le visiteur doit se méfier des serpents, tandis que des nuées de papillons voltigent autour d’une énorme termitière… Une réminiscence de l’ancienne cité-jardin.
3 questions à Ganapathy Venugopal
Ancien directeur de la stratégie d’Infosys et patron de l’accélérateur de start-up Axilor.
The Good Life : Pourquoi Bangalore est-elle aussi attractive ?
Ganapathy Venugopal : Il y a dix ans, l’activité économique y était encore très atomisée, en comparaison de celle de San Francisco, de Boston ou de Tel-Aviv. Puis la ville est devenue un aimant pour les ingénieurs, en raison de la présence d’une constellation d’institutions de niveau mondial. Il y a alors eu un phénomène de concentration : des géants mondiaux comme Google, Yahoo et Accenture ont ouvert des centres de recherche, puis les licornes indiennes ont vu le jour. Quand vous mettez tous ces gens-là ensemble, forcément, ça finit par bouillonner.
TGL : Les investisseurs suivent-ils le mouvement ?
G. V. : Les deux tiers des capitaux disponibles en Inde se trouvent à Bangalore. C’est une donnée fondamentale pour comprendre ce qui est en train de se passer ici. En effet, si une start-up qui se lance aux Etats-Unis attire en moyenne 6 investisseurs, en Inde, seule 1 start-up sur 6 trouve, au mieux, un investisseur. Il vaut donc mieux être près de là où l’argent se trouve.
TGL : Est-ce une ville jeune ?
G. V. : La population est très jeune, mais Bangalore attire aussi toute une génération de cadres qui, après avoir travaillé dans un grand groupe, veulent lancer leur propre business. J’ai moi‑même seize ans d’expérience dans la finance, et, avec quatre amis, j’ai décidé, il y a deux ans, de prendre part à ce nouvel écosystème, pour inciter les jeunes talents indiens partis étudier aux États-Unis ou au Royaume-Uni à revenir au pays. Nos locaux sont ouverts 24 heures sur 24, il y a une énergie dingue.