The Good Business
Il représente les géants de la Silicon Valley face au fisc américain et fut le premier à s’installer à Moscou et à nouer un partenariat avec une entreprise chinoise : Baker McKenzie, l’un des plus grands cabinets d’affaires du monde, bénéficie d’un solide ancrage historique à l’international face à ses concurrents. Mais à l’heure de l’intelligence artificielle, pas question de rater le virage technologique pour le cabinet qui fêtera l’an prochain ses 70 ans.
« Je ne sais pas si je veux qu’un avocat me dise ce que je ne peux pas faire. Je l’engage pour me dire comment faire ce que je veux faire », assurait J.P. Morgan. Un siècle plus tard, l’attente exprimée par le banquier américain reste celle de tout client des avocats d’affaires, mais y répondre est devenu plus difficile. Depuis la crise financière de 2007-2008, les turbulences économiques et les incertitudes politiques aux Etats-Unis, en Amérique latine et en Europe, ainsi que l’essor des marchés asiatiques ont rendu la mondialisation plus complexe et ont multiplié les niveaux de réglementation.
Une aubaine toutefois pour le marché du droit et du conseil juridique : les 200 plus grands cabinets d’avocats de la planète ont enregistré un chiffre d’affaires global de 128,4 milliards de dollars en 2016, en hausse de 3 % par rapport à l’année précédente et en progression constante sur dix ans, selon l’étude annuelle du magazine britannique The Lawyer.
Parmi les géants du secteur, Baker McKenzie a vu son chiffre d’affaires augmenter de 5 % en 2017 par rapport à 2016 (à 2,67 milliards de dollars) et de 50 % en dix ans. Dans un secteur extrêmement concurrentiel, le cabinet de Chicago a pris une longueur d’avance. Dès sa création en 1949, il s’est tourné vers l’international. « C’est son concept de départ », rappelle l’actuel dirigeant, Paul Rawlinson.
Baker McKenzie
• Fondé en 1949 par Russell Baker et John McKenzie.
• Siège : Chicago.
• Président du comité exécutif : Paul Rawlinson.
• 78 bureaux dans 47 pays.
• 13 000 employés, dont 5 500 avocats et 7 000 collaborateurs juridiques (1 600 associés).
• CA 2017 : 2,67 Mds $ (+ 5 %).
La naissance de Baker McKenzie est pourtant une histoire du rêve américain. Né au sein d’une famille pauvre du Wisconsin, élevé au Texas et au Nouveau-Mexique, Russell Baker a bataillé pour suivre des études à l’université que ses parents ne pouvaient lui offrir. Voyageant dans un wagon à bestiaux jusqu’à Chicago, il travaille comme boxeur dans les foires locales pour payer ses frais de scolarité. En 1925, alors qu’il n’a que 24 ans, il ouvre son premier cabinet, spécialisé dans l’aide aux immigrés mexicains, nombreux dans l’agglomération de l’Illinois.
Vingt-trois années plus tard, Russell Baker rencontre l’avocat John McKenzie dans un taxi qu’il partage avec lui. Ensemble, ils créent le cabinet qui porte, aujourd’hui encore, leurs deux noms.
Baker McKenzie : à l’international dès les années 50
« Quand j’étais à la faculté de droit, à Columbia, dans les années 70, Baker McKenzie était la référence en matière de droit des affaires à l’international », se souvient Stephen Dreyfuss, ancien président de l’Union internationale des avocats et associé du cabinet Hellring Lindeman Goldstein & Siegal LLP, de Newark (New Jersey). La première filiale est ouverte en 1955 au Venezuela. Deux ans plus tard, alors que la Communauté économique européenne voit le jour avec la signature du traité de Rome, Baker McKenzie inaugure un bureau à Bruxelles.
En dix ans, dix-sept autres bureaux sont ouverts en Europe. Le cabinet s’installe notamment à Zurich et développe son expertise sur les questions fiscales. Les autorités américaines l’accusent alors d’aider ses clients à réduire leurs impôts au détriment du Trésor américain. Aujourd’hui, Baker McKenzie conseille les géants technologiques, comme Facebook, Google et Microsoft, aux prises avec le fisc américain.
Le cabinet est également le premier du secteur à ouvrir un bureau à Moscou lors de la chute du mur de Berlin en 1989 et à s’implanter en Chine – un pays pourtant difficile à pénétrer – dès 1993. Les avocats non chinois ne peuvent pas pratiquer la loi continentale chinoise, et recruter des avocats chinois reste difficile, ces derniers étant contraints d’abandonner leur licence locale. En 2015, Baker McKenzie annonce un partenariat avec un groupe chinois, FenXun Partners. Une première dans le monde des cabinets d’affaires.
Aujourd’hui, 80 % de l’activité de Baker McKenzie, dont le siège reste situé à Chicago, s’effectue en dehors des frontières des Etats-Unis et couvre la majorité des Fortune 500, les plus grandes multinationales au monde. Le cabinet occupe depuis huit ans la première position du top 20 des cabinets les plus reconnus dans le monde en termes d’image (classement Global Elite Law Firm Brand Index 2017 de l’institut d’études Acritas).
Les 5 plus grands cabinets d’affaires au monde par leur chiffre d’affaires
• 1er : Latham & Watkins, 3,06 Mds $ (2017)
• 2e : Baker McKenzie, 2,67 Mds $ (2017)
• 3e : Kirkland & Ellis, 2,65 Mds $ (2016)
• 4e : Skadden Arps, 2,49 Mds $ (2016)
• 5e : DLA Piper, 2,47 Mds $ (2016)
Depuis octobre 2016, la direction du comité exécutif est assurée par un Britannique. Paul Rawlinson, spécialisé en propriété intellectuelle, assure toutefois que sa nomination n’a pas constitué un tournant européen dans la stratégie du cabinet. Il n’est pas le premier global chair non américain ; il a lui-même succédé au Brésilien Eduardo Leite, et l’actuelle présidente du Fonds monétaire international, Christine Lagarde, a dirigé le cabinet durant cinq ans, de 1999 à 2004. La Française fut la première femme à occuper ce poste. « Depuis ma nomination à la tête du cabinet, je passe en fait peu de temps à Londres, assure l’actuel patron de 55 ans. L’aéroport d’Heathrow et ses avions en partance pour le monde entier sont devenus mon chez-moi. »
C’est pourtant au Royaume-Uni que les cabinets d’avocats d’affaires se trouvent aujourd’hui particulièrement sollicités. Face au flou entourant la sortie du pays de l’Union européenne, les chefs d’entreprise veulent connaître les contingences liées au Brexit, les enjeux, les risques et la stratégie à adopter s’ils quittent le sol britannique. Si le Brexit se passe mal, les entreprises suspendraient certains investissements. Ce qui est mauvais pour les affaires l’est pour les avocats.
Les enjeux de la legaltech
Les nouveaux défis se situent également sur le terrain de l’intelligence artificielle. Selon une étude de McKinsey, près d’un quart (23 %) des tâches juridiques réalisées par les avocats peuvent être automatisées grâce aux avancées technologiques.
Une automatisation qui pourrait faire disparaître entre 10 et 20 % de l’activité – et donc le nombre des avocats d’affaires – estime-t-on chez Baker McKenzie. Anticiper ce déclin est devenu la priorité de tous les grands cabinets d’affaires. Le cabinet américain a investi dans des hubs d’innovation – les Legal Collabs – au Canada, en Europe et en Australie, et surveille de près les start-up de la Silicon Valley qui développent des technologies et des solutions de pointe dans la « legaltech ».
Des start-up très convoitées qui se multiplient : selon l’institut CB Insights, plus de 280 start-up de la legaltech ont levé plus de 757 millions de dollars entre 2012 et 2017. Etre à la pointe permet de développer le conseil à la numérisation des départements juridiques des clients et de définir, avec eux, de nouveaux services. Comme le prédit Paul Rawlinson, l’avenir passera par la combinaison des « meilleurs cerveaux » avec « la meilleure technologie ».
3 questions à Paul Rawlinson
Président du comité exécutif de Baker McKenzie.
The Good Life : Baker McKenzie célébrera son 70e anniversaire l’an prochain. Une étape importante ?
Paul Rawlinson : Soixante-dix ans représentent un patrimoine et un héritage dont peu de cabinets peuvent aujourd’hui se prévaloir, car la plupart des acteurs du secteur n’ont pas plus de dix ou vingt ans d’existence. Quand je suis arrivé chez Baker McKenzie à la fin des années 80, nous étions le seul vrai cabinet international, c’était notre caractéristique depuis plus de trente ans, notre essence, contrairement aux autres cabinets qui ont commencé par se développer sur le marché intérieur avant de se tourner vers l’international. Nous célébrons donc cet héritage et le fait que nous sommes présents sur autant de marchés internationaux.
TGL : Comment définir l’avocat du futur ?
P. R. : Dans un environnement international, les demandes de nos clients ont beaucoup changé. Nos avocats doivent être capables de discuter des affaires, d’avertir les clients sur les changements de régulation des risques des différents marchés. L’avocat d’aujourd’hui n’est plus un simple expert technique dans un domaine précis. Il doit être un expert multidisciplinaire et doit pouvoir répondre avec aisance aux multiples questions de nos clients. En interne, nous réalisons que nous avons non seulement besoin d’avocats, mais aussi d’autres professionnels, comme des économistes, des fiscalistes, des analystes de données… qui complètent les équipes afin de répondre au mieux aux demandes des clients.
TGL : Quelle est votre motivation quotidienne ?
P. R. : La signification du leadership. Les gens veulent quelqu’un en qui croire et qui croit en eux. Il s’agit d’inspirer les autres pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, d’insuffler une culture dans le travail, culture susceptible de créer ce genre d’inspiration. Le leadership naît en s’entourant de gens talentueux qui avancent dans la même direction, qui ont l’énergie de venir tous les jours travailler et l’enthousiasme d’évoluer dans un environnement international.
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