The Good Business
En quelques années, l’Espagne a su s’imposer parmi les nations leaders dans la recherche en astrophysique. C’est au cœur des Canaries qu’est installé le plus grand télescope du monde.
« La première fois qu’on a ouvert le dôme, il est resté coincé à cause de son poids. Jamais personne n’en avait conçu un aussi gros, ni aussi lourd », s’amuse Antonio Cabrera, les yeux levés vers la voûte argentée du plus grand télescope optique du monde, le Gran Telescopio Canarias (GTC ou GranTeCan). A l’époque, il était déjà le chef des opérations scientifiques de cette installation spectaculaire accrochée au sommet d’une immense caldeira, à 2 400 mètres d’altitude, sur l’île de La Palma aux Canaries.
« Il est en aluminium, pour réfléchir au maximum la lumière du Soleil et éviter qu’il ne fasse trop chaud à l’intérieur. » Vu la température glaciale qui règne lors de notre visite, le principe fonctionne à merveille. Antonio Cabrera avance sous l’énorme mastodonte de fer et d’électroniques. « Ce jour-là, à cause de la pluie, il y avait de l’huile partout. » Celle qui permet aux 45 tonnes du GTC de tourner en douceur. « Nous avons fait venir une grue pour refermer le toit. Jusqu’à ce qu’on règle le problème en 2013, j’ai été angoissé chaque fois qu’on ouvrait le dôme. »
C’est-à-dire toutes les nuits depuis 2009. Mais ce stress répété n’a pas entamé son enthousiasme. Par bien des aspects, ce jeune chercheur incarne parfaitement l’état d’esprit de l’Espagne. En dix ans, son pays est devenu l’une des plus grandes puissances mondiales dans le domaine de l’astronomie et de l’astrophysique, égalant les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France ou l’Allemagne. Et ce, grâce à un coup de poker inouï, une décision politique prise au milieu des années 90 visant à doter l’Etat du plus grand télescope du monde.
Cet objectif était d’autant plus difficile à atteindre que le pays n’en avait jamais construit le moindre auparavant. « Quand je faisais ma thèse, la communauté internationale se moquait de nous, se souvient Antonio Cabrera. Personne ne croyait sérieusement que l’on arriverait à fabriquer un tel instrument ! » Les grands télescopes sont extrêmement complexes, car constitués non pas d’un miroir, mais d’une mosaïque de miroirs parfaitement ajustés les uns aux autres.
Un casse-tête d’électronique que seuls les Américains avaient, jusque-là, réussi à résoudre en construisant, dans les années 90, les télescopes hawaïens Keck 1 et Keck 2. Leurs surfaces réfléchissantes atteignaient chacune 10 mètres, soit 40 centimètres de moins que l’objectif annoncé par l’Espagne.
Deux sites uniques
Mais pourquoi se lancer dans un tel projet ? Parce qu’à défaut d’expérience, l’Espagne possède à Ténérife et à La Palma, deux des meilleurs sites mondiaux pour l’observation du ciel. Ils sont exploités, depuis les années 70, par le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la France, notamment grâce à l’implication de Francisco Sánchez. Sous le régime de Franco, cet astrophysicien espagnol avait déjà empêché les militaires de prendre possession des hauteurs des Canaries. En 1984, il a fondé l’Institut d’astrophysique des Canaries (IAC) à Ténériffe. Il a donné vie à la première vraie génération d’astrophysiciens espagnols et a même réussi à attirer des chercheurs étrangers comme John Beckman, un Britannique spécialiste de la dynamique des galaxies.
« L’enthousiasme des Espagnols était tel que je n’ai pu y résister : j’ai troqué un poste permanent au Royaume-Uni contre une situation beaucoup plus précaire ici », raconte-t-il. C’est cette même énergie qui aurait convaincu le gouvernement espagnol d’engager 120 millions d’euros dans la construction du GTC. « C’est un montant important, mais dix fois plus faible que les sommes investies par les Etats-Unis dans leur grand télescope », poursuit-il. Un coût « modeste » que le sens de la débrouille et une profonde collaboration avec les Américains ont rendu possible. « Certains surnomment le GTC, le Keck 3 : nous avons beaucoup profité du retour d’expérience des Américains », explique Antonio Cabrera en gagnant la salle de contrôle, une pièce vitrée occupée par quelques ordinateurs, des tables et des écrans fixés au mur.
Trois personnes s’y relaient en permanence : une la journée et deux la nuit. Ces dernières dirigent le télescope en différents endroits du ciel, suivant une liste de priorités adaptée en fonction de la météo ou de l’actualité du ciel. « Deux fois par an, les chercheurs soumettent leurs projets à une commission qui les hiérarchise selon leur intérêt scientifique. Mais 90 % du temps d’observation sont dévolus aux Espagnols. » Cette stratégie a littéralement dopé la recherche nationale.
Pour avoir accès au GTC, les meilleures équipes de spécialistes du monde se sont mises à travailler avec les Espagnols, faisant grimper le niveau et le nombre de leurs publications : 8 % des articles scientifiques produits en astrophysique impliquent désormais des Espagnols, contre 3 à 4 % dans les autres disciplines. Cette année encore, les Chinois ont passé un accord de collaboration, et de cofinancement du télescope. Et pour cause, depuis 2009, les performances du Gran Telescopio Canarias restent inégalées.
Elles ont permis, entre autres, de prendre le cliché le plus précis possible des parties éloignées de l’ univers , et les astrophysiciens ont pu remonter le temps, voir le cosmos comme il n’existe plus depuis longtemps, et saisir la dynamique des galaxies. « Plus le télescope est grand, plus il voit loin et avec netteté. Mais surtout, plus il recueille la lumière, et plus il récupère de données rapidement », explique Antonio Cabrera.
Là où des heures d’observation peuvent être nécessaires à un télescope classique pour étudier un phénomène, quelques minutes suffisent au GTC. Et la prochaine génération de grands télescopes – comme le Magellan, le Télescope Trente mètres (TMT) ou l’Extremely Large Telescope (ELT) – devrait permettre d’améliorer encore les performances. De quoi rendre le GTC obsolète ? « Pas forcément, assure Antonio Cabrera. Nous sommes en train d’échafauder une stratégie pour concurrencer ces très gros télescopes. »
Comment ? En créant des instruments de mesure complémentaires à ceux qui équiperont les géants de demain. Depuis la mise en route du GTC, pas moins de sept appareils différents ont permis d’analyser des caractéristiques ou des longueurs d’onde de la lumière distinctes. Et trois des dispositifs en place ont été construits par des équipes espagnoles, à Madrid ou aux Canaries. « Depuis la création du GTC, les choses ont évolué à l’Institut assure John Beckman. Les ingénieurs et les chercheurs ont appris à œuvrer ensemble et à imaginer des outils de mesure uniques au monde. »
Cette stratégie se révèle très efficace, car les technologies pensées pour observer le ciel peuvent être recyclées dans une gamme d’applications bien terrestres. « Quand je travaillais au Royaume-Uni, j’ai développé un instrument qui permettait d’amplifier les rayons X émis par le ciel, reprend le chercheur britannique. Cette technique a depuis été réutilisée en imagerie médicale et grâce à elle, vous recevez 1 000 fois moins de rayons qu’auparavant, lorsque vous passez une radio. »
Détecter l’invisible
Au siège de l’IAC, dans la ville historique de San Cristóbal de La Laguna, Angeles Pérez de Taoro ouvre la porte d’un atelier. Elle est la manager du projet Quijote, une expérience hispano-britannique qui tente de photographier une réminiscence du big bang, l’énorme explosion qui aurait donné naissance à l’univers.
« Entre 2009 et 2013, le satellite Planck a déjà observé ce bruit de fond, mais pas à toutes les longueurs d’onde, explique la chercheuse. Le télescope Quijote va compléter ces études et tenter de déceler certaines caractéristiques attendues par les modèles théoriques. »
Elle s’approche d’un grand cylindre blanc, suspendu par une armature jaune. « Ce spectrographe va nous y aider. De plus, il est unique et a été entièrement conçu ici. Il détectera une lumière invisible et très spécifique du ciel. » Un rayonnement infime. « Trois ans seront nécessaires pour réunir assez de données. »
Cet instrument en rejoindra prochainement deux autres, installés sur l’observatoire de Ténérife. « Quijote scrute le ciel de jour comme de nuit, il n’a donc pas besoin d’être à La Palma. » Car les deux sites d’observation, pourtant situés à la même altitude, diffèrent par une caractéristique majeure. Depuis 1992, l’île de La Palma, moins peuplée, est soumise à une réglementation qui limite les nuisances lumineuses. A Ténérife, les télescopes installés observent le Soleil ou scrutent le ciel de jour comme de nuit. A La Palma, en revanche, la plupart sont optiques et nécessitent le noir absolu.
Les conditions sont d’ailleurs tellement bonnes que le prochain grand télescope américain, d’un diamètre de 30 mètres, pourrait être installé à La Palma plutôt qu’à Hawaï, où une partie de la population s’oppose à son arrivée. « Nous aurons la réponse cette année », précise Antonio Cabrera qui, encore une fois, peine à masquer son impatience.
Lire aussi
L’épigénétique, une science d’avenir selon Antonin Morillon