The Good Business
Après le secteur des livres, de la musique et de l’électronique, le groupe de Jeff Bezos s’est attaqué, il y a dix ans, à celui de l’habillement. Une offensive plutôt discrète, mais extrêmement ambitieuse sur un marché très concurrentiel. Preuve du succès du leader de la vente en ligne ? Les chaînes américaines de grands magasins ont déjà perdu 600 millions de dollars…
Dates et chiffres clés
- Création : 5 juillet 1994.
- Chiffre d’affaires : 107 Mds $ (2015).
- Ventes habillement : 16,3 Mds $ (2015).
- Nombre d’employés : 268 900 (2016).
- Nombre d’abonnés premium : 63 M aux États-Unis.
En 1995, quand Amazon s’est lancé avec la vente de livres en ligne, bien peu nombreux étaient ceux qui croyaient à son business-modèle. Quinze ans plus tard, la deuxième grande chaîne américaine de librairies, Borders, mettait la clé sous la porte. Elle n’a pas réussi à contrer le succès fulgurant du géant de l’e-commerce. Amazon est désormais le leader incontesté du secteur et vend 40 % des livres neufs aux États-Unis. En vingt ans, le groupe de Jeff Bezos s’est largement diversifié, au point de devenir incontournable là où on ne l’attendait pas : le prêt-à-porter. Le marché est prometteur. Selon les projections du cabinet de recherche eMarketer, les ventes en ligne de vêtements et d’accessoires devraient atteindre 68 milliards de dollars cette année et dépasser 86 milliards en 2018, soit 17,5 % du marché de l’e-commerce aux États-Unis.
Amazon vend des vêtements depuis plus de dix ans. D’abord en proposant des tee-shirts et des jeans, des produits aux tailles standard faciles à acheter en ligne, puis en élargissant son offre. Le cybermarchand s’est progressivement diversifié, proposant chaussures, sacs et accessoires. En 2006, il a racheté le site revendeur de mode femme Shopbop, puis, en 2009, celui du spécialiste de la chaussure en ligne Zappos. L’année 2016 marque toutefois un tournant dans la stratégie d’Amazon avec le lancement de sept marques maison en février. Ces labels, pour l’heure réservés au site américain, couvrent la mode homme (Franklin Tailored et Franklin & Freeman), femme (Society New York, James & Erin, Lark & Ro et North Eleven) et enfant (Scout + Ro). Pas d’annonce en fanfare ni de publicité : l’intégration de ces griffes in house s’est faite en toute discrétion. Depuis mars, « Style Code Live », l’émission quotidienne d’une demi-heure sur la mode, est diffusée gratuitement sur le site. Enfin, le groupe sponsorise la fashion-week homme de New York, a donné son nom à celle qui est organisée en Inde et remplace désormais Mercedes-Benz comme sponsor officiel de la fashion-week de Tokyo. De quoi rehausser l’image du groupe dans le secteur…
Le plus grand commerçant du monde
Il faut dire que le patron d’Amazon sait s’entourer : Jeff Bezos s’est offert les conseils de Julie Gilhart, qui fut responsable de la mode chez Barneys, et les services de l’ancienne éditrice du magazine Vogue, Caroline Palmer, débauchée il y a près de deux ans pour occuper la direction éditoriale d’Amazon Fashion. « Amazon a fait de l’habillement un axe stratégique », relève Edward Yruma, du cabinet KeyBanc Capital Markets. L’analyste estime à 40 % la marge brute du cybermarchand dans ce secteur, contre 28 % pour les livres, 25 % pour les produits électroniques et 23 % pour l’épicerie. Avec ses propres labels, celui-ci bénéficie à la fois de la marge du distributeur et de celle du fabricant-créateur. Les ventes de vêtements ont ainsi atteint 16,3 milliards de dollars l’an dernier, un montant supérieur à celui, combiné, des cinq concurrents : Macy’s, Nordstrom, Kohl’s, Gap et L Brands, la maison mère de Victoria’s Secret.
D’ici à cinq ans, Amazon devrait tripler sa part sur le marché pour réaliser, selon les estimations d’Euromonitor-Morgan Stanley Research, près d’un cinquième des ventes de l’habillement de l’ensemble du marché américain contre 8 % cette année. « La mission d’Amazon est de devenir le plus grand commerçant du monde. Pour cela, il lui faut l’emporter dans les deux catégories : l’habillement et l’épicerie – domaines dans lesquels le groupe a été faible, analyse Michelle Grant, responsable de la division retail, à Chicago, chez Euromonitor, cabinet d’étude de marchés stratégiques. Les marques privées d’habillement et de chaussures constituent un bon moyen de vendre des produits à plus grande marge et d’avoir davantage de marchandises. »
Prêt-à-porter sur Amazon.com
En effet, les marques traditionnelles du prêt-à-porter ont longtemps considéré Amazon avec méfiance et/ou mépris. Certaines refusent encore de travailler avec et ont préféré lancer leur propre site en ligne tout en maintenant leur confiance dans les grands magasins. Mais ces derniers n’ont pas la réactivité d’Amazon qui, grâce à son offre premium, engrange de précieuses données sur ses clients : leurs goûts et leurs envies, auxquels il peut répondre rapidement et le plus justement possible. 37,2 % des foyers américains sont des abonnés premium d’Amazon. Ils n’étaient que 28,7 % en décembre 2014. Et la stratégie semble payante : selon une étude Deutsche Bank, les consommateurs doublent le montant de leurs achats dans la première année de leur abonnement et les triplent au bout de deux ans.
Les premières victimes du succès d’Amazon sont aujourd’hui les grandes chaînes traditionnelles et, notamment, son principal concurrent, Walmart. Le leader mondial de la grande distribution reste le premier vendeur de vêtements aux États-Unis (24 milliards de dollars l’an dernier), mais se voit devancé par Amazon sur les ventes en ligne. Résultat : Walmart a annoncé la fermeture de 154 magasins sur le sol américain cette année et de 269 points de vente dans le monde. Le géant de l’Arkansas mise désormais sur l’e-commerce. Cet été, il s’est offert la start-up Jet.com pour 3,3 milliards de dollars. Walmart espère ainsi gonfler rapidement ses ventes en ligne en touchant notamment les consommateurs de la génération Y au pouvoir d’achat élevé – le revenu moyen des clients de Jet.com atteint 150 000 dollars par an, selon une étude NPD Group, alors que la moyenne nationale avoisine 57 000 dollars. « Walmart.com va connaître une croissance plus rapide », assurait le patron du groupe, Doug McMillon, au moment du rachat de Jet.com. En 2015, les ventes globales en ligne de Walmart, tous secteurs confondus, n’ont représenté que 13,6 milliards de dollars sur les 482,1 milliards de son chiffre d’affaires, soit loin derrière Amazon, qui a dépassé 100 milliards de dollars l’an dernier.
Des échecs qualifiés d’ajustements
Pour Macy’s, c’est plus d’un grand magasin américain sur sept qui est condamné à fermer. Le bénéfice net de l’enseigne a dégringolé de 95 % au deuxième trimestre 2016. Aux 40 fermetures de points de vente cette année (soit 2 000 emplois supprimés), il faut ajouter une centaine d’autres prévues pour le début 2017. Les ventes des six plus grandes chaînes américaines de grands magasins ont chuté de 600 millions de dollars au deuxième trimestre de cette année par rapport à la même période en 2015. Dans le même temps, les ventes d’Amazon ont augmenté de 1,1 milliard de dollars, selon Bloomberg Business. « Amazon tâte le terrain avec ses sept marques, précise Michelle Grant. Certaines pourraient être retirées si elles ne suscitent pas assez d’attrait ; d’autres peuvent être étendues si c’est un succès. Amazon a déjà retiré des marques privées dans le passé. »
En janvier 2015, en effet, Amazon avait dû abandonner sa gamme de lingettes et de couches-culottes pour bébés, produits lancés deux mois auparavant. Cette année, c’est le site de vente flash MyHabit qui a été délaissé, cinq ans après son acquisition. Des échecs qualifiés d’ajustements par Jeff Bezos. « Pour peser 200 milliards de dollars, nous devons apprendre à vendre des vêtements et de l’alimentation », aimait-il répéter, il y a quelques années. Le fondateur du géant de Seattle a la réputation d’apprendre vite. Il vient de lancer Symbol, la première marque maison de prêt-à-porter, sur la version indienne d’Amazon. De là à y voir le début d’une offensive internationale sur le terrain du prêt-à-porter, il n’y a qu’un pas.