Horlogerie
Longtemps écartelé entre richesse des arts décoratifs et inventions d’ingénieurs, le design français – non, ce n’est pas un oxymore – tire justement aujourd’hui sa diversité et sa créativité de ce French paradox.
Chercher en 2021 à aborder un design par son identité nationale – l’argument vaut tout autant pour le design italien, anglais, allemand, scandinave, etc. –, alors que nous vivons au rythme du partage mondial de photos en temps réel sur Instagram – qui constitue à la fois un eldorado pour les copieurs, mais également un rempart contre la copie en la surexposant –, des échanges Erasmus, de l’e-commerce planétaire et d’une délocalisation de la production est certes questionnable. Mais on peut toutefois définir avec une certaine justesse le design français en lui appliquant cette formule empruntée à l’épidémiologie qu’adorent les médias internationaux : le French paradox.
Soit une façon éminemment culturelle d’osciller avec fluidité entre sensuel et rationnel, artisanal et industriel, classicisme et modernisme, décoratif et épure, tradition et innovation, élitisme et démocratie. Interrogé pour Ideat sur le choix du titre – Designer(s) du design – de l’exposition phare de Lille, capitale mondiale du design 2020, dont il était le commissaire, le designer Jean-Louis Frechin soulignait combien la diversité et le paradoxe sont, à ses yeux, caractéristiques du design français : « La France n’est pas un pays de design mais de designers, de même qu’elle n’est pas un pays d’industrie mais d’industriels. Cette exposition, qui est un portrait chinois du design français, souligne la diversité salutaire de la discipline et de sa pratique. Trop souvent encore, si vous créez des meubles, vous êtes un décorateur, et si vous travaillez pour un industriel, vous êtes un ingénieur… La dimension rebelle de Designer(s) du design est d’avoir cassé tous ces silos et mis en avant cette capacité des gens bien formés de passer d’un registre à l’autre. »
Petit rappel historique. Tout commence, ou plutôt s’accélère, avec l’établissement des manufactures royales et donc l’essor des métiers d’art. À partir du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV et le ministère de Colbert, les manufactures comme celle des glaces – future Saint-Gobain – ou de Sèvres ont pour mission de favoriser le made in France, mais également de faire rayonner le pouvoir politique au travers de celui des arts décoratifs.
Ah ! si Versailles nous était (ainsi) conté… Fast forward. Toutes présidences confondues depuis Georges Pompidou – pour lequel Pierre Paulin avait fait entrer la modernité dans les appartements privés de l’Élysée en collaboration avec l’Atelier de recherche et création du Mobilier national (ARC), avant de dessiner, en 1984, le bureau de François Mitterrand –, les liens entre design et pouvoir font partie de l’écosystème du design français.
Excellente nouvelle d’ailleurs : le Mobilier national se consacre de nouveau activement au soutien de la jeune création. D’une part, avec le prix Mobilier national, créé en 2019 en association avec Design Parade Toulon et, d’autre part, à travers la toute première coédition, avec Ligne Roset, d’une gamme de meubles dessinés par Philippe Nigro (Hémicycle).
Impossible de ne pas souligner toutefois que cette excellence des savoir-faire, qui a si bien servi le talent des décorateurs-ensembliers cultivés du XXe siècle, est aujourd’hui trop souvent préemptée par l’industrie du luxe, qui s’en empare avec délice pour l’insérer, ad nauseam, dans son storytelling. CQFD.
Mais revenons au flash-back historique… La France étant tout autant un pays de décorateurs et d’artisans d’art que d’architectes et d’ingénieurs – la tour Eiffel ne clignote pas, symboliquement, aux yeux des étrangers pour rien ! –, deux approches du design s’y sont logiquement confrontées dans la première moitié du XXe siècle.
L’une portée par la Société des artistes décorateurs (SAD), l’autre par l’Union des artistes modernes (UAM), cofondée, entre autres, par Charlotte Perriand et Robert Mallet-Stevens, en 1929, pour promouvoir la synthèse des arts et leur démocratisation.
Le design français comme outil de branding
Largement théorisé en architecture, mais très peu en design (contrairement à ce qui a existé en Allemagne, avec le Bauhaus), le mouvement moderne donnera naissance à des pièces iconiques signées Pierre Jeanneret, Le Corbusier, Charlotte Perriand ou Jean Prouvé qui, autre illustration du paradoxe, se vendent aujourd’hui à prix d’or.
Un marché en hausse vertigineuse depuis les années 2000 que l’on doit au flair de trois galeristes parisiens : Patrick Seguin, Philippe Jousse et François Laffanour. Les trois hommes se sont rencontrés aux puces de Saint-Ouen et ont, pendant dix ans, acheté ensemble des lots entiers de meubles dessinés par Pierre Jeanneret pour Chandigarh ou Charlotte Perriand et Jean Prouvé pour la Cité universitaire, à une époque où cela n’intéressait personne.
Il ne restait plus qu’à les stocker, puis à les ressortir au moment ad hoc sur les foires comme Design Miami. Joli jackpot. On retrouve aussi, dans ces foires, quoique plus rarement en raison d’une production à moindre échelle et, surtout, de matériaux synthétiques vieillissant moins bien, le mobilier français des années pop signé Olivier Mourgue (ses sièges Djinn furent les guest-stars du film de Stanley Kubrick, 2001 : l’Odyssée de l’espace) ou Pierre Paulin.
La génération des designers baby-boomers – la fameuse « génération vautrée » comme la nomme souvent Gérard Laizé (directeur, de 1994 à 2015, du VIA, la très enviée plate‑forme de soutien au design français), pour expliquer l’évolution des canapés qui flirtent alors avec le ras du sol, à l’image du Togo, dessiné en 1971 par Michel Ducaroy pour Ligne Roset – a révolutionné le design en le démocratisant (Roger Tallon avec le train Corail, puis le TGV, meubles d’Olivier Mourgue ou Marc Held pour le catalogue Prisunic…) et en l’hybridant avec les modes de vie.
Les décennies 80 et 90 qui frémissent aujourd’hui sur le marché du vintage auront été celles de l’affirmation institutionnelle du design, avec la création de l’École nationale de création industrielle (ENSCI) ou du VIA. Mais elles auront aussi été celles qui ont acté la mutation du design comme outil de branding.
Branding pour le pouvoir, encore et toujours (le mobilier du bureau de Jack Lang au ministère de la Culture, signé Sylvain Dubuisson), mais aussi, fait nouveau, pour les marques ou les designers eux-mêmes. Philippe Starck, designer star et communicant hors pair, est la figure la plus emblématique de ces années- là. La galerie Jousse Entreprise vient d’ailleurs de consacrer une exposition à ses créations eighties, avis aux collectionneurs…
Le nouveau millénaire a vu apparaître une génération de designers qui a émergé en grande partie grâce au VIA et dont la discrétion est inversement proportionnelle au talent : Ronan et Erwan Bouroullec, Pierre Charpin, Philippe Nigro, Inga Sempé, pour n’en citer que quelques-uns. Ce sont eux qui, dorénavant, font figure de mentors pour la nouvelle vague de jeunes talents, qui porte un regard rafraîchissant sur les chassés- croisés entre artisanat et industrie, design et architecture d’intérieur.
Ce n’est plus vraiment le VIA qui les repère, mais bien cette autre plate-forme de soutien hors pair, modeste, déterminée et très regardée elle aussi à l’étranger qu’est, depuis quinze ans, le concours Design Parade (Hyères + Toulon), organisé par la villa Noailles.
Deux détails sémantiques, enfin, qui en disent long sur le chemin qu’il reste à parcourir : en France, à l’heure actuelle, il n’existe pas de statut légal spécifique pour les designers, qui sont, au mieux, rattachés depuis peu à la Maison de artistes, aux pires associés à des dessinateurs industriels. Sur LinkedIn, Constance Guisset, auteure de la suspension best-seller Vertigo et présidente de la prochaine édition de Design Parade Hyères, se présente comme « Independent Design Professional ».
Il aura fallu par ailleurs attendre 2017 pour que le musée des Arts décoratifs, où s’expose l’évolution du mobilier en France, change son nom en MAD : acronyme, certes, de musée des arts décoratifs, mais aussi de ces trois piliers de la création française que sont mode, arts et design. Avanti !
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