Horlogerie
La durée de garantie des montres n’a cessé de s’allonger ces dernières années, devenant un réel argument de vente, voire un outil marketing relationnel. Les manufactures horlogères seraient-elles, soudainement et dans un même élan, devenues altruistes ?
« Si c’est gratuit, vous êtes le produit. » Cette boutade qui circule sur le web n’a jamais été aussi proche de la vérité. Après des décennies à ne proposer qu’une année de garantie d’usine, parfois deux, les horlogers suisses se sont soudainement révélés particulièrement généreux : depuis 2015, Rolex offre ainsi cinq ans pour toutes ses montres ; Omega, son principal rival, a rapidement suivi, d’abord pour les pièces équipées de son mouvement Co-Axial, puis sur tous ses modèles à partir de 2018 ; l’an dernier, enfin, Jaeger-LeCoultre, IWC et Panerai – toutes trois propriétés du groupe Richemont – ont laissé la concurrence sur place en proposant pas moins de… huit ans de garantie !
Une générosité, vous l’aurez compris, qui n’en est pas vraiment une. Car, si la meilleure qualité des montres – produites par une industrie high-tech – est bien à l’origine de cette évolution, la finalité n’est pas de faire plaisir au client, mais de faire sa connaissance. Un processus qui a pris corps en quelques années. Les prix des montres haut de gamme suisses n’ont cessé d’augmenter depuis le tournant du siècle. A défaut d’études de marché, des enquêtes journalistiques – réalisées notamment par le site d’actualité Horlogerie-suisse.com et le magazine suisse Europa Star – ont révélé une hausse moyenne de 60 % entre 2000 et 2010, puis encore de quelque 13 % entre 2010 et 2015.
Un mécanisme qui s’explique en partie par la fluctuation du coût des matières premières, mais surtout par l’augmentation des marges et des dépenses en marketing. Le client, lui, n’en a pas eu plus pour son argent… L’apparition et la fiabilisation des nouveaux matériaux en horlogerie ont cependant changé la donne. Le silicium, la céramique ou encore le titane ont progressivement et indéniablement fait évoluer positivement la qualité des montres, qui résistent désormais mieux aux rayures, à l’usure ou aux chocs.
« Les mouvements ont été optimisés et de nouvelles approches ont permis des constructions innovantes »
confirme François Girardet, consultant en horlogerie et spécialiste du service après-vente. Et les garanties ont commencé à en tenir compte. En 2013, la loi suisse fait passer ces dernières de une à deux années pour toute « chose vendue », se mettant ainsi au diapason de l’Union européenne. Un changement qui va donner des idées à plus d’un horloger. A commencer par Rolex, le premier à offrir une garantie de cinq ans pour tous ses modèles. A l’époque, en 2015, la démarche est saluée comme exceptionnelle par la presse. Les spécialistes insistent sur l’aspect qualitatif de la marchandise, soulignant qu’à ce niveau de production (environ 700 000 montres vendues par an), un problème de fiabilité après trois ou quatre ans aurait tôt fait d’induire un afflux massif en service après-vente, avec des répercussions désastreuses sur les finances de la marque.
Pourtant, plusieurs autres marques ne vont pas tarder à lui emboîter le pas. Omega, son concurrent le plus proche, décide ainsi d’offrir quatre ans de garantie sur les pièces équipées de son mouvement maison Co-Axial, avant de passer à cinq en 2018 pour l’ensemble du catalogue. Dans son communiqué de presse, la manufacture insiste elle aussi sur la qualité de ses montres : « Cette décision fait suite aux progrès considérables enregistrés par l’entreprise au cours des dernières années, notamment avec l’introduction révolutionnaire de la certification Master Chronometer, qui a permis de définir pour la branche une nouvelle référence en termes de précision, de performance et de résistance magnétique. »
La garantie des montres, un dû sous conditions
Mais ce qui apparaissait jusque-là comme un dû, conséquence directe et logique des avancées technologiques dans l’industrie, va progressivement se transformer en une sorte de récompense. Ainsi, pour toutes ses montres achetées après le 1er janvier 2017, Audemars Piguet ajoute désormais trois ans de garantie supplémentaires aux deux années légalement offertes. A condition de s’inscrire sur son site dédié (Warranty.AudemarsPiguet.com). Ce type de plates-formes numériques avec accès privé est en train de se multiplier. Elles offrent toute une série d’avantages et de services à valeur ajoutée, accessibles gratuitement, mais uniquement par les clients.
Le Care Program de Jaeger- LeCoultre propose ainsi des contrôles ou des gravures en boutique, de même que des conseils d’entretien en ligne, tandis que le programme My IWC promet, entre autres, une communication en avant-première des nouveautés et des événements, et que Pam.Guard s’engage, lui, à offrir « une connexion sans précédent avec la marque », de manière à « renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté́ Panerai ».
Sans oublier, pour toutes ces manufactures, un relèvement de la durée de la garantie de deux à huit ans. Un record dans la branche. « Les risques sont calculés, souligne François Girardet. Ces marques ont certainement dû étudier leurs statistiques en matière de retour en service après-vente pour établir cette limite. » Traduites en plusieurs langues – douze chez Jaeger-LeCoultre –, accessibles sur tous les supports fixes et mobiles, voire sur WeChat pour certaines (la messagerie chinoise la plus utilisée), ces plates-formes fonctionnent comme des clubs très fermés et servent avant tout, bien évidemment, à récolter des informations sur les clients – un domaine où l’horlogerie est très en retard par rapport à d’autres secteurs, comme l’automobile ou la mode.
C’est ce processus qui permet au CEO d’Audemars Piguet, François-Henry Bennahmias, d’affirmer aujourd’hui : « La moyenne d’âge de notre clientèle a sensiblement rajeuni. Nous comptons maintenant de nombreux clients entre 20 et 30 ans, voire des adolescents de moins de 18 ans. »
D’argument de vente, la garantie des montres s’est transformée en outil de marketing relationnel.
« Cela faisait longtemps que les fabricants essayaient d’établir un contact avec leurs clients finaux, poursuit le consultant François Girardet. Sans y parvenir jusque-là, car le détaillant se tenait au milieu. » Une configuration qui a évolué, avec le concept de « direct-to- client » mis en place par un certain nombre de marques. La stratégie consiste à se passer progressivement de tout intermédiaire en matière de vente.
Entamée il y a une dizaine d’années avec l’apparition des premières boutiques en propre, cette évolution est confirmée par une étude de Morgan Stanley, sortie en mars 2019 et intitulée « Swiss watches : polarization accelerates » : « Le passage à la vente directe au consommateur est une tendance clé », insiste la banque américaine. L’accès aux informations des clients est devenu la principale motivation des marques qui ont décidé d’organiser leur propre distribution, qu’elle soit en ligne ou hors ligne. Le rapatriement de la marge figure également en bonne place de l’argumentaire, suivi par l’amélioration de l’expérience client, du service et de la formation du personnel.
Les marques sont ainsi de plus en plus nombreuses à dévoiler ouvertement leurs intentions. A l’image de Bulgari, dont le CEO, Jean-Christophe Babin, a déclaré, en 2019, en marge du Salon international de la haute horlogerie : « Nous allons réduire nos détaillants multimarques de 600 à 300. » Dans ce contexte, la garantie apparaît non seulement comme l’outil idéal pour établir ce lien tant désiré, mais aussi, et surtout, comme une arme redoutable, capable de récolter des données à bon compte. Un véritable petit miracle marketing.
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