The Good Business
Capitale Financière mondiale, Londres accueille naturellement parmi les plus grands cabinets d’avocats du monde. Depuis 2016, Gideon Moore dirige l’un d’entre eux avec un sens de l’écoute remarquable, tout en engageant cette institution de la City sur la voie de la modernité. Entretien à distance – Covid-19 oblige – avec un leader rassurant en ces temps particulièrement troublés.
Lorsqu’il a été élu, en novembre 2015, puis intronisé dans ses nouvelles fonctions de Firmwide Managing Partner de Linklaters en janvier 2016, Gideon Moore dit avoir ressenti de la joie, de l’humilité et un grand privilège. A l’époque, cette élection au poste de directeur associé a créé une petite sensation dans le monde des avocats d’affaires londoniens. Car si Gideon Moore dirigeait l’important département des pratiques bancaires, précédé de la réputation d’être l’un des tout meilleurs avocats pour les dossiers de « leveraged finance », le Britannique partait avec un handicap sérieux : il ne siégeait pas au comité de direction de Linklaters.
Et pourtant, à la faveur d’une candidature pleine d’entrain et d’idées, guidée par un manifeste tellement dense que certains chez Linklaters disaient qu’il avait réécrit Guerre et Paix, Gideon Moore était intronisé capitaine de ce prestigieux établissement fondé en 1838 et implanté sur les cinq continents. Depuis son élection, le dirigeant n’a cessé de se poser en rassembleur. Dans un premier temps, en consultant associés, employés et prestigieux clients qui font la pluie et le beau temps sur le FTSE, le DAX et le CAC. Dans un second temps, en fixant une stratégie en accord avec ce qu’il avait entendu.
Excellence juridique et complexités financières
Dans cet univers d’excellence juridique et de complexités financières où le poids des traditions demeure immense, Gideon Moore doit, de surcroît, composer avec un monde qui change. Pour la nouvelle génération, devenir associé et passer trente ans de sa vie dans le même cabinet d’avocats n’est plus forcément un horizon qui séduit. De la même façon, les grands cabinets, aussi prestigieux soient-ils, ne peuvent snober les avancées technologiques, au risque sinon de subir les bouleversements drastiques qui ont déjà recomposé durablement le paysage d’autres secteurs.
Mais parce qu’il a embrassé tous ces défis, et qu’il a aussi réformé en partie le « lockstep » – le fameux système progressif de rétributions des associés –, en y ajoutant plus de flexibilité, Gideon Moore a montré qu’il était fait de l’étoffe que requiert le poste. Il a ainsi été réélu en mars 2019 pour un nouveau mandat de trois ans, avec des défis et des périls qui dépassent possiblement ce que ses prédécesseurs ont dû endurer. En ces temps de pandémie qui impacte tous les secteurs et nous oblige à repenser nos usages, aussi bien dans la presse que dans les cabinets d’avocats d’affaires, c’est donc en vidéoconférence que nous avons réalisé cet entretien.
Rencontre (à distance) avec Gideon Moore :
The Good Life : Cette interview était initialement prévue au siège de Linklaters, au One Silk Street, au cœur de la City à Londres, mais comme la majorité des entreprises aujourd’hui, vous êtes contraint au télétravail. Racontez-nous où vous êtes, à quoi ressemble votre quotidien et, surtout, si vous êtes totalement opérationnel pour vos clients ?
Gideon Moore : Effectivement, nous avons suivi les recommandations du gouvernement britannique. La sécurité de nos employés passe avant tout. Les 2 500 personnes normalement présentes à Silk Street travaillent toutes à domicile. Je suis moi-même à mon bureau chez moi, un endroit où je passais déjà du temps, mais plutôt le soir et les weekends. La grosse différence, c’est que je fais beaucoup de réunions vidéo, et que ma secrétaire et mon assistant personnel, qui me permettent normalement d’avoir accès à tout au bureau, n’y sont pas non plus. En prévision, nous avons demandé à tout le monde la semaine dernière de prendre le temps de bien récupérer tout ce qui leur servirait, et nous avons conduit quelques essais techniques pour être certains que tout marcherait bien.
Jusque-là, tout s’est passé de manière fluide. D’une part, ce n’est pas totalement une nouveauté, puisque nous avons des bureaux partout dans le monde. Et cela tient aussi au fait que, depuis trois ans, nous avons considérablement investi dans la technologie, en nous assurant que les infrastructures sont robustes et fiables. Non pas que nous imaginions qu’une telle chose se produirait, mais nous encouragions déjà les gens à travailler de façon agile et à distance. Nous pensons que c’est bon pour l’équilibre de la vie professionnelle, que ça permet de maîtriser sa carrière. Et en même temps, nous devons nous assurer que nos clients continuent à bénéficier du meilleur service possible. Hier, nous avions donc plus de 5 000 employés dans le monde en télétravail. C’est sans doute dix fois plus que d’habitude. J’ai passé cinq heures de ma journée à faire des réunions et des appels via WebEx, et ça a marché remarquablement bien. Nos collègues en Asie télétravaillent depuis neuf semaines. On a donc bénéficié de quelques leçons apprises avec eux.
TGL : Vous êtes le Firmwide Managing Partner de Linklaters depuis janvier 2016. Comment définiriez-vous votre rôle ?
G. M. : Au sein de Linklaters, nous sommes 480 associés, donc 480 propriétaires du business. Notre organisation repose sur un partenariat unique, ce qui est assez inhabituel. Ainsi, tout l’argent que nous générons partout dans le monde va dans un pot commun. A la fin de l’année, il est redistribué aux associés. Et à la différence de la majorité des cabinets d’avocats, nous ne rétribuons pas nos associés individuellement, au mérite, mais selon la logique du lockstep, très emblématique de notre culture chez Linklaters. Les employés qui deviennent associés commencent tous au même niveau de rémunération. Ils gravissent ensuite les paliers jusqu’au sommet au même rythme.
« Je me vois comme un leader-serviteur »
Avec ce système, il faut donc être bien sûr que ces nouveaux associés sont excellents, car vous les payez avec une part de ce que tout le monde génère. Il faut être sûr aussi que, au moment venu, ils seront à leur tour en mesure de générer pour les autres. Dès lors que nous ne travaillons pas pour notre propre bénéfice, mais pour celui de l’entreprise, l’une des orientations stratégiques majeures est que nous devons tout faire collectivement pour que le gâteau grossisse, afin que notre part individuelle en fasse autant. Mon rôle est donc l’équivalent de celui d’un directeur général dans la plupart des organisations.
Et notre Senior Partner, Charlie Jacobs, est l’équivalent du président. Cela dit, si j’ai bien quelques armes de persuasion, je n’ai pas les leviers classiques d’un directeur général : je ne peux pas renvoyer ni employer des gens à ma guise, et comme mes associés ne reçoivent pas de bonus, je n’ai pas les leviers de rémunération pour encourager ou pour dissuader certains comportements. Charlie et moi nous assurons vraiment que les associés ont le sentiment d’être les propriétaires du business. Dans une organisation aussi grande que Linklaters, c’est fondamental qu’ils n’aient pas l’impression d’être juste des employés à la marge. Quand j’étais en lice pour le poste, j’ai présenté un graphique qui a marqué les esprits. C’était une pyramide inversée. Elle montrait l’organisation telle que je la voyais. Mon rôle, tout en bas, est de garantir que tout le monde puisse faire ce qu’il a à faire afin de fournir un service extraordinaire à nos clients qui, eux, constituent la base, en haut de cette pyramide inversée. Je me vois donc comme un leader-serviteur.
TGL : Après avoir été élu, vous avez offert la possibilité, à ceux qui le souhaitaient, d’exposer leur vision de l’organisation et de proposer des idées. Pourquoi ?
G. M. : Je voulais d’abord que tout le monde comprenne que je croyais sincèrement au projet défendu lors du processus de sélection. Et puis, il y a des années, l’un de mes clients m’a expliqué qu’il recourait aux services de Linklaters parce qu’il avait l’assurance que quelqu’un, quelque part, au sein de l’organisation, aurait toujours les solutions adaptées à ses problèmes du moment. J’ai adopté le parti pris de ce client. Au regard de tous les talents dont nous disposons, pourquoi me priverais-je de leurs idées ? De la sorte, ils participent aussi pleinement à la stratégie globale et contribuent à l’affiner.
« Présenter notre stratégie sur une page »
J’ai donc parlé à autant de personnes que j’ai pu. Nous avons multiplié les sessions avec les associés et les directeurs, en groupes de 10 à 30 personnes, parfois pendant trois ou quatre heures. Plus de 300 personnes ont participé et fait part d’idées et de suggestions géniales. J’ai aussi demandé à plus de 130 clients ce qu’ils attendaient d’un cabinet d’avocats comme Linklaters. Fait intéressant : ils nous ont confié que c’était la première fois qu’un cabinet d’avocats d’affaires les sondait de la sorte. Quand on sait que nous ne travaillons pas pour notre bénéfice, mais pour celui de nos clients, je trouve ça dingue… Six cents de nos collègues ont aussi participé à un jeu de plateau, durant lesquels ils devaient bouger des pièces, en fonction de questions évidemment relatives à la stratégie du cabinet.
Enfin, nous avons mis en place une sorte de grande consultation interactive, avec un cabinet extérieur associé à la London Business School, auquel 2 300 de nos collègues ont contribué avec beaucoup d’enthousiasme, en partageant leurs idées et en nourrissant la conversation. A la fin, je me suis retrouvé avec énormément d’informations. Charlie Jacobs m’a alors demandé de coucher une stratégie sur le papier. J’aurais pu faire un document de 100 pages, mais personne ne l’aurait lu. Je me suis donc astreint à un exercice passionnant : présenter cette stratégie sur une page.
Retrouvez la suite de l’interview de Gideon Moore, dans le N°43 de The Good Life, actuellement en kiosque.
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