The Good Business
Médecin, généticien et essayiste prolifique, Axel Kahn préside la Ligue nationale contre le cancer depuis juin 2019. Jamais très loin de la vie politique, cet humaniste qui porte le verbe haut semble s’être trouvé un combat noble, à la mesure de sa stature.
The Good Life : La science fait aujourd’hui des prouesses, et pourtant, à partir de 50 ans, les hommes et les femmes tombent comme des mouches, d’une maladie qui s’appelle le cancer. Comment appréhendez-vous cette dichotomie entre une science certes géniale, mais perdante à la fin ?
Axel Kahn : Il n’y a pas de dichotomie, en réalité. Le mécanisme fondamental du cancer, c’est la propension de toutes les cellules à subir des modifications génétiques. C’est le mécanisme même de l’évolution. Une cellule qui est avantagée l’emporte. C’est ainsi que de la première cellule apparue il y a 3,8 milliards d’années, on a abouti à vous, au brin d’herbe, au cheval, à la bactérie, au virus, etc.
Au niveau d’un organisme, lorsqu’une cellule acquiert un avantage de prolifération et d’invasion, ça donne un cancer. Le cancer est donc profondément lié à la vie. L’idée selon laquelle on pourrait imaginer un monde sans cancer est totalement illusoire. D’autre part, comme on vit de plus en plus longtemps, et comme le cancer comporte une partie aléatoire, l’aléa a de plus en plus de chance de se produire. Et il y a aussi des causes qui augmentent la probabilité, dont trois majeures : le tabac, l’alcool et l’alimentation.
La science contre le cancer est particulièrement difficile, justement parce qu’on est dans un mécanisme de lutte d’une vie contre une autre : il y a une vie agressive – ça peut-être une vie bactérienne, une vie virale, ou comme ici une vie de cellule cancéreuse – et une vie agressée : la nôtre. Ces deux vies s’adaptent l’une à l’autre, et la grande caractéristique de la cellule cancéreuse est sa propension, liée aux mécanismes de l’évolution, à elle-même subir des modifications qui lui permettent de s’adapter aux traitements à mesure qu’ils sont proposés et actifs, entraînant des résistances. Je suis cancérologue depuis cinquante-deux ans. Quand j’ai commencé, la mortalité globale par cancer était des deux tiers. Aujourd’hui, on est presque à 60 % de cancers guéris. Ces deux phénomènes sont donc contradictoires. Il y a toujours des cancers, et même de plus en plus, mais on en guérit un pourcentage croissant.
Dates clés
• 1974-1978 : docteur en médecine, docteur ès sciences, chercheur à l’Inserm.
• 1978-1995 : directeur de recherches à l’Inserm.
• 1987-1997 : président de la Commission du génie biomoléculaire.
• 1992-2004 : membre du Comité consultatif national d’éthique.
• 2002-2008 : directeur de l’institut Cochin.
• 2004-2008 : créateur et président du groupe de réflexion éthique de la Ligue nationale contre le cancer.
• 2007-2011 : président de l’université Paris‑Descartes.
• 2009-2016 : président de l’association Paris Biotech Santé.
• Depuis 2008 : président de la Fondation internationale du handicap.
• Depuis 2016 : président du Comité d’éthique commun à l’INRA, au Cirad, à l’Ifremer et, depuis 2019, à l’IRD.
• Depuis juin 2019 : président de la Ligue contre le cancer.
TGL : Sur certains cancers, comme celui du pancréas, les thérapies ont peu évolué en vingt ans. Certains grands labos ne vivent-ils pas du maintien de certaines thérapies lucratives, comme la chimiothérapie, appliquée à des protocoles où l’on sait qu’elle ne peut guérir ?
A. K. : La réponse est non ! Certains cancers sont guéris par et grâce à la chimiothérapie. Le cancer du testicule, quand j’étais jeune cancérologue, était le plus souvent mortel. Aujourd’hui, il est pratiquement toujours guéri. Même chose pour la maladie de Hodgkin, un cancer des ganglions extrêmement grave. La leucémie myéloïde chronique était une maladie qui, lorsqu’elle était diagnostiquée, signifiait la mort dans les cinq ans qui suivaient. Aujourd’hui, avec le traitement – une simple pilule –, on n’en meurt quasiment plus. C’est la première des thérapies ciblées. Un véritable prodige. Malheureusement, elles ne sont pas toutes aussi efficaces.
La Ligue contre le cancer
Son très médiatique président entend le faire savoir : non, les dons ne s’érodent pas (comme cela a pu à être dit dans certains médias), ils augmentent même de 5,6 % en cette fin d’année 2019. Son budget 2018 s’élevait à 108 M €, contre 75 M € en faveur du Téléthon et 45 M € pour l’ARC. La Ligue est, après la Croix‑Rouge, la fédération d’associations la plus importante. Elle consacre chaque année à ses actions, tous domaines confondus, plus de 70 M €, ce qui fait de la Ligue le principal financeur non gouvernemental de la recherche. En tout, ce sont 100 équipes financées, ainsi que plusieurs centaines de jeunes doctorants, futurs cancérologues et 103 comités départementaux.
TGL : Vous n’auriez pas envie qu’elle disparaisse cette vieille chimio qui tue les bonnes et les mauvaises cellules en même temps ?
A. K. : L’idée selon laquelle la chimiothérapie est une vieille chose dont il faudrait se passer est erronée. En revanche, la chimiothérapie n’est plus la seule méthode utilisée. Les traitements contre les cancers n’ont fait qu’évoluer. Un retour en arrière s’impose. Historiquement, la première étape, c’est la chirurgie. Cinq siècles avant notre ère, Hippocrate soignait déjà des cancers du sein. Il est le premier à avoir utilisé le mot « carcinome » ou cancer, car il infiltre la peau et ressemble à un crabe. En revanche, il déconseillait d’utiliser la chirurgie, craignant d’abréger la vie des malades. Plus tard, les progrès dans l’asepsie et l’anesthésie ont permis à la chirurgie d’obtenir les premiers résultats importants.
Ensuite, les découvertes de Wilhelm Röntgen et de Marie Curie, à la fin du XIXe siècle, ont entraîné les débuts de la radiothérapie. Et puis, en 1947, on a utilisé les moutardes à l’azote. Les conditions de cette découverte sont étonnantes. En décembre 1943, l’aviation allemande bombarde un navire anglais, le SS John Harvey, dans le port de Bari. Celui-ci explose et brûle, intoxicant 600 marins et en tuant 90 autres, tous décédés avec une aplasie médullaire totale : autrement dit, ils n’avaient plus de globules blancs. On a découvert que le navire transportait de l’ypérite [du gaz moutarde, NDLR].
Comme l’ypérite avait eu cet effet sur les globules blancs, on a pensé qu’il pouvait être actif contre les leucémies, les lymphomes… On a essayé : ça faisait régresser les lymphomes, mais ça tuait aussi immanquablement le malade. On a donc modifié l’ypérite, pour créer, en 1947, le chlorambucil. Ce médicament, encore utilisé pour certains malades de la leucémie lymphoïde chronique, était la première chimiothérapie. Difficile dès lors de la rejeter.
Aujourd’hui encore, les progrès dans les cancers de l’enfant reposent sur cette vieille chimiothérapie génotoxique. Et son problème majeur, vous l’avez souligné, c’est d’être elle-même cancérigène, et donc, de fortement prédisposer ces jeunes enfants, après avoir été guéris d’un premier cancer, à en développer un autre ultérieurement. Puis, avec l’imatinib (Glivec), cette thérapie ciblée utilisée dans la leucémie myéloïde chronique que j’évoquais plus tôt, on invente [à la fin des années 90, NDLR] un médicament qui n’est plus génotoxique. Pour bien comprendre : tous les cancers sont liés à des mutations, le plus souvent acquises, parfois héréditaires. Les gènes, dans l’immense majorité des cas, codent des protéines, et ce sont les modifications de ces protéines qui entraînent ces nouvelles propriétés : la prolifération et l’invasivité. Eh bien, la thérapie ciblée ne tue pas les cellules, parce qu’elles se divisent, mais s’oppose aux effets de la molécule modifiée du fait de la mutation cancérigène.
Retrouvez la suite de l’interview d’Axel Kahn, le N°42 de The Good Life, actuellement en kiosque.
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