Horlogerie
En ces années 1960, l’Amérique triomphante vit à l’heure de la contestation, des grandes révoltes noires et de la lutte pour les droits civiques. Bloody Sunday retrace cette période de l’histoire américaine contemporaine à travers le personnage de Yann Penn Koad, journaliste débutant qui découvre la vie en même temps que son métier.
Ce matin de janvier 1965, Yann Penn Koad a la chance de sa vie. Journaliste débutant au sein du magazine parisien Reporter, il est convoqué en urgence par son rédacteur en chef. La veille au soir, toutes les plumes de la rédaction ont été victimes d’une intoxication alimentaire. Il est le seul rédacteur disponible pour couvrir une actualité qui s’emballe dans le sud des Etats-Unis, où le mouvement pour les droits civiques est en pleine effervescence.
Yann est chargé d’aller voir sur place et d’ouvrir grand les yeux, en attendant que l’un de ses confrères se remette sur pied et vienne le relayer. Voilà comment il se retrouve plongé au cœur de la tourmente en compagnie de Roberto Cagliari, un vieux photographe aussi bourru qu’expérimenté.
De Rosa Parks à Malcolm X
Les deux hommes ne partagent pas la même vision de la situation des Noirs américains. Autant Roberto se veut sans illusions, persuadé que toute cette agitation ne changera rien à la discrimination, autant Yann ne cache pas son optimisme, solidaire de leur lutte et porté par l’enthousiasme de sa jeunesse. Très vite, il découvre la réalité du racisme qui gangrène le sud des Etats-Unis.
Sur la route de Selma, dans l’Etat d’Alabama, où une marche est organisée pour rejoindre Montgomery, la ville où Rosa Parks avait défié les lois ségrégationnistes en s’asseyant à une place réservée aux Blancs dans un bus, ils sont agressés par plusieurs hommes – probablement des membres du Ku Klux Klan. Ils rejoignent ensuite une manifestation, qui est durement réprimée par la police, avant que Yann, de retour à New York, ne réussisse à approcher Malcolm X afin de solliciter une interview.
Mais le leader noir mourra le lendemain sous ses yeux, assassiné à l’Audubon Ballroom. Le mois suivant, le jeune reporter participe à la célèbre marche partie de Selma, avant de croiser à nouveau la route des hommes qui l’avaient agressé quelques jours plus tôt…
Des scénaristes bien (in)formés
Renaud Garreta, coscénariste de la BD Reporter, a été formé à bonne école. En compagnie de Jean-Claude Bartoll, vieux briscard du journalisme, il est en effet l’auteur de la série Insiders, qui s’inspire des dessous de la géopolitique contemporaine pour donner naissance à des récits d’action. Cette fois, il s’est associé à Laurent Granier, qui l’a fait bénéficier de sa connaissance intime du reportage.
Après avoir sillonné l’Alaska à dos de cheval, celui-ci a en effet parcouru à pied les 6 000 kilomètres du Qhapaq Nan, la route mythique qui traverse la cordillère des Andes, avant de se lancer, toujours en marchant, dans un tour de la France et de ses îles, autant d’expériences qu’il a fait revivre sous forme de documentaires. Le récit est servi par le trait de Gontran Toussaint, récent dessinateur de Louisiana et fidèle à la grande tradition de la BD franco-belge.
Son graphisme évoque par moments celui d’un Jean Giraud ou d’un François Boucq, passés maîtres dans la mise en scène des paysages américains à travers la BD western – Blueberry pour le premier, Bouncer pour le second –, à l’image de cette vue générale de Marion, petite ville de l’Alabama, page 20.
Une BD entre fiction et réalité
Avec le personnage de Yann, version moderne d’un Tintin reporter parti à l’assaut de l’Amérique, les auteurs font revivre ce moment essentiel de l’histoire récente des Etats-Unis que fut la lutte en faveur des droits civiques. L’album privilégie la dimension historique et constitue une bonne introduction à cette période clé de l’épopée américaine. Si les faits remontent à une cinquantaine d’années, ils conservent cependant toute leur actualité.
En dépit de l’accession de Barack Obama à la présidence, la situation des Noirs aux Etats-Unis reste bien éloignée de celle dont rêvaient Martin Luther King et les partisans de l’abolition de la ségrégation. Bloody Sunday fait se côtoyer personnages de fiction et personnages réels comme Viola Liuzzo, cette militante blanche engagée aux côtés des Noirs et assassinée par le Ku Klux Klan en 1965, au lendemain des marches de protestation de Selma à Montgomery.
Il explore aussi les dessous de Cointelpro, ce programme du FBI qui avait pour mission d’enquêter sur certaines organisations contestataires ou radicales, parmi lesquelles le Ku Klux Klan, et de les infiltrer, au risque de se rendre coupables d’actes criminels. En mêlant ainsi fiction et réalité, Bloody Sunday réussit tout à la fois à distraire le lecteur et à le faire pénétrer au cœur de l’une des pages les plus sombres de l’histoire américaine contemporaine.