Horlogerie
Si les ventes mondiales subissent une forte baisse, le segment du luxe, lui, devrait mieux traverser la crise du Covid-19. Après trente ans de croissance continue dans une longue histoire faite de hauts et de bas, le marché de l’horlogerie connaît en 2020 une polarisation qui devrait obliger des marques à se remettre en question.
Quand toute une industrie, un patrimoine national même, vacille, il est tentant de s’en remettre aux oracles. Feu Nicolas G. Hayek, sauveur de l’horlogerie suisse dans les années 80, n’avait-il pas anticipé un phénomène qui semble se cristalliser aujourd’hui – la polarisation entre les grandes et les petites maisons, entre des acteurs du luxe robustes et un édifice général qui se lézarde, le tout dans un environnement économique international très incertain, bouleversé en 2020 par la crise sanitaire ? Une tendance aux conséquences spectaculaires : selon la Fédération de l’industrie horlogère suisse, les exportations, en 2019, ont plongé de 13 % en volume pendant qu’elles augmentaient de 2,4 % en valeur, à 21,7 milliards de francs suisses (autour de 20,5 milliards d’euros).
Pas difficile à décrypter : seul le marché haut de gamme a porté la croissance. Un constat qui peut mettre en danger le tissu horloger helvète et ses nombreux sous-traitants, mais qui consacre la toute- puissance d’une quinzaine de marques de luxe qui réalisent les trois quarts de l’activité mondiale. « Il faut comprendre que les montres de 5 000 francs suisses [environ 4 720 euros, NDLR] et plus représentent seulement 5 % des unités vendues, mais 70 % de la valeur, assure René Weber, analyste pour la banque Vontobel à Zurich, spécialiste du secteur. Le déclin des produits d’entrée de gamme a commencé il y a dix ans et il s’est accéléré avec la concurrence des montres connectées. Le phénomène va s’accentuer dans les prochaines années. »
Que reste-t-il aujourd’hui de l’oeuvre de Nicolas G. Hayek ? En inventant, en 1983, la Swatch, une petite montre analogique à quartz, il avait permis de relever une industrie secouée par l’arrivée massive des produits japonais et américains dans les années 70. Cette montre en plastique, quasi jetable, était un coup de génie marketing décliné en de multiples modèles et éditions limitées, qui engendreront un effet collector saisissant pour un objet d’entrée de gamme. Vendue à un prix très raisonnable, la Swatch s’écoulera à un million d’exemplaires dès la première année. Au bout de cinq ans d’un succès mondial, le compteur des ventes monte à 50 millions, puis à 100 millions en 1992.
Les lancements s’enchaînent sans relâche, à coups de séries artistiques, mais aussi d’innovations techniques. Après plus de 500 millions d’exemplaires écoulés, la Swatch a contribué à relancer toute la filière horlogère suisse, quand bien même son succès est derrière elle aujourd’hui. Surtout, le Swatch Group, façonné dans les décennies 80 et 90, a structuré toute l’industrie et servi de référence. Il a même rapidement fourni toute la filière en composants, ce qui lui a conféré une position de monopole que la Commission de la concurrence suisse (Comco) a fini par contester.
La percée de LVMH
Aujourd’hui, les héritiers, Nick Hayek, président-directeur général, et sa soeur Nayla Hayek, présidente du conseil d’administration, tentent de préserver le numéro un du secteur, dont le chiffre d’affaires a reculé de 2,7 % en 2019. La crise du Covid-19 n’a rien arrangé, provoquant une plongée des ventes de 46 % au premier semestre, avant une reprise depuis. Au-delà de la mauvaise conjoncture internationale, amorcée d’ailleurs dès l’an dernier par la paralysie de Hong Kong et le recul structurel de la croissance chinoise, se joue une mutation plus profonde.
L’industriel Swatch Group et le patrimonial Richemont, tous deux à la culture d’entreprise plutôt conservatrice, voient fondre sur eux un géant… français. LVMH accélère sa construction d’une division horlogerie- joaillerie puissante, alors que celle-ci ne représentait en 2019 que 8 % du chiffre d’affaires du premier groupe mondial du luxe. Si le projet d’acquisition de Tiffany & Co. a été abandonné en raison de la crise sanitaire, le groupe a créé son propre salon horloger à Dubaï en janvier dernier, pour présenter les nouvelles collections de ses marques Hublot, Tag Heuer et Zenith, une façon de bousculer toute la représentation du secteur. Quand l’autre français, Kering – propriétaire d’Ulysse Nardin et Girard- Perregaux –, se tient en embuscade…
Horlogerie 2020, la nécessaire mutation des salons
Les circonstances exceptionnelles de cette année exacerbent un constat qui traverse tout le secteur : les grands salons horlogers sont moins adaptés à la distribution actuelle, notamment des marques de luxe. Quel client veut attendre un nouveau modèle que le détaillant a commandé des mois plus tôt ? Swatch s’était retiré de Baselworld dès 2018 : « Aujourd’hui, tout est devenu rapide et spontané. Les foires traditionnelles, une fois par an, n’ont plus de sens pour nous », avait justifié Nick Hayek.
L’an dernier, c’est Breitling qui annonçait son retrait pour 2020. Nouveau coup de théâtre début avril : Rolex, Patek Philippe, Chanel, Chopard et Tudor se retirent à leur tour, un départ motivé par « plusieurs décisions non concertées et unilatérales prises par la direction de Baselworld ». Ce séisme, initié par Rolex et légitimé par la Fondation de la haute horlogerie, aboutit à la création d’un nouveau salon à Genève en avril 2021, en même temps que Watches & Wonders, la nouvelle formule du SIHH… « L’intérêt d’un salon dépend du type de distribution qui est le vôtre, nuance un acteur du secteur. Rolex ou Patek Philippe, qui passent par des détaillants multimarques, en ont toujours besoin. Pas Audemars Piguet, qui veut s’adresser directement à son client final. »
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Quel que soit leur choix stratégique, les grands indépendants sont les vrais gagnants des trois décennies de croissance. La réinvention du secteur par Swatch leur a aussi profité, avec l’engouement retrouvé pour la belle horlogerie et la renaissance des montres mécaniques. Rolex reste indétrônable comme première marque mondiale et garant du Swiss Made pour toute l’industrie, Patek Philippe exerce sans compromis une fascination sur tous les collectionneurs, Audemars Piguet connaît une croissance remarquable en préservant son exclusivité…
Trois champions indépendants
• Rolex, Suisse :
– Création : 1908. La première marque mondiale de montres de luxe a été créée par Hans Wilsdorf, horloger d’origine allemande. A son décès, en 1960, la société, qui a son siège à Genève, a été logée dans une fondation qui protège son capital.
– Chiffre d’affaires : 5 Mds CHF en 2017 (dernière estimation banque Vontobel).
• Patek Philippe, Suisse :
– Création : 1839. Fondée par Antoine Norbert de Patek, un homme d’affaires d’origine polonaise, rejoint en 1851, en tant qu’associé, de Jean-Adrien Philippe, la manufacture genevoise devient Patek Philippe. Elle est rachetée en 1932 par la famille Stern, à laquelle elle appartient toujours.
– Chiffre d’affaires : 1,45 Md CHF en 2019 (estimation).
• Audemars Piguet, Suisse :
– Création : 1875. La manufacture du Brassus, dans la vallée de Joux, a été fondée par Jules-Louis Audemars et Edward-Auguste Piguet. Elle est toujours détenue par les familles de ses fondateurs, la seule de l’industrie horlogère suisse à l’être encore aujourd’hui.
– Chiffre d’affaires : 1,25 Md CHF en 2019.
« La stratégie de la rareté, celle des vraies maisons de luxe qui délivrent leurs produits sur listes d’attente, a fait monter les prix et la valeur du marché », confirme René Weber. L’avenir est certes assombri par la crise, mais le secteur horloger reste robuste. La clientèle chinoise, chez elle ou lors de ses voyages, compte pour 40 % des revenus de l’industrie horlogère suisse : les ventes vont inévitablement plonger et les stocks augmenter, mais ce patron de maison pronostique « un très fort rebond des ventes dès le deuxième semestre à Hong Kong et en Chine, parce que ses habitants ne vont pas voyager et consommer sur place ».
En Europe, c’est le flux de touristes qui fait le chiffre, provisoirement grevé. Aux Etats-Unis, c’est au contraire la clientèle locale qui contribue au marché et à sa croissance. De là-bas est partie une montre connectée qui bouscule aussi le secteur : il s’est vendu 30,7 millions d’Apple Watch en 2019, 10 millions de plus exactement que le total des exportations suisses. L’irruption d’un seul nouveau modèle par un acteur technologique illustre la fragilité d’une industrie qui n’a pas encore su prendre ce virage-là.
Selon une étude du cabinet suisse spécialisé LuxeConsult, en mars dernier, l’impact de la croissance des montres connectées sur le segment 200-1 000 francs suisses, alourdi par la crise du Covid-19, devrait entraîner la disparition d’une trentaine de marques de milieu de gamme. Alors que le groupe Swatch a enfin commercialisé en septembre, sous la marque Tissot, sa première montre connectée Swiss Made, faudra-t-il interroger les mannes de Nicolas G. Hayek pour réinventer à nouveau l’horlogerie suisse ?
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