The Good Business
Jusqu’en 2005, la distillerie Edradour était connue pour être l’une des plus petites d’Ecosse. Aujourd’hui, grâce à l’enthousiasme et au dynamisme de son propriétaire, Andrew Symington, elle est devenue l’une des pépites du single malt écossais.
« Clothes do not make the man », affirme l’adage anglais, soit dans la langue de Molière : « L’habit ne fait pas le moine. » Cette maxime colle parfaitement à la peau d’Andrew Symington, le propriétaire de la distillerie Edradour. Vêtu d’un bleu de travail comme n’importe quel ouvrier, chaussures de sécurité aux pieds, il se tient droit sur son chariot élévateur. Il est huit heures du matin.
Alors que la brume rasante couvre encore la vallée de Pitlochry, l’une des régions les plus touristiques d’Ecosse dans le Perthshire (en plein cœur des Highlands), l’homme déplace déjà des barriques à l’intérieur de son chai. La surprise est de taille. On s’attendait à trouver un businessman et on découvre un homme de terrain. Rapidement, on comprend que le bureau et l’ordinateur ne sont pas faits pour Andrew ; il aime l’action.
Un site touristique
« Les barriques viennent d’arriver par camion d’Espagne. Je dois rapidement leur trouver une place. Le temps presse, car les touristes vont arriver dans une heure », crie‑t-il d’une voix ferme pour couvrir le bruit du moteur tout en manœuvrant, avec une dextérité rare, l’engin de chantier. La distillerie est placée dans l’écrin d’une petite vallée que les visiteurs peuvent rejoindre à pied en traversant les collines verdoyantes depuis la petite bourgade de Pitlochry. Chaque année, depuis 2005, des dizaines de milliers de touristes viennent la visiter. Elle se fond dans un paysage que William Turner aurait pu immortaliser sur une toile.
Le site est pittoresque avec son cours d’eau qui chante, ses volets rouges aux fenêtres, son jardin potager parfaitement entretenu. On pourrait croire que tout ici est récent, construit comme une attraction touristique, alors que son histoire débute en 1825. L’explication est simple : Andrew est un homme de goût dissimulé sous une carapace bourrue. Sous sa houlette, Edradour est passée, pour tous les amateurs de scotch, du statut de simple curiosité touristique à celui d’étoile montante dans le cercle très fermé de l’univers du malt.
L’histoire entre Andrew Symington et Edradour se scelle en 2001, dans une allée du salon Whisky Live de Londres. Là, Andrew croise Georges Nectoux, alors président du groupe Pernod Ricard, il sait que la multinationale française vient d’acquérir Chivas Brothers et ses distilleries. Il subodore que la petite unité d’Edradour, au charme désuet, ne rentre pas dans les plans de production à grande échelle du géant tricolore. Il lui propose de la lui racheter.
Belle endormie
Les négociations se révèlent difficiles. En bon Ecossais, Andrew veut acheter mais au juste prix, voire en dessous. Avec un large sourire, il se remémore certaines réunions avec le patron de Pernod :
« Georges était prêt à vendre à une personne qui connaissait Edradour. Il aimait cette distillerie où il avait séjourné plusieurs fois quand il était directeur général de Campbell Distillers, et il avait établi un lien fort avec elle. Nectoux savait également que je l’avais visitée à de nombreuses reprises.»
« J’y achetais des fûts pour ma société Signatory, afin de les faire vieillir ensuite dans mon entrepôt situé à Leith, dans le nord d’Edimbourg. Je connaissais donc parfaitement la qualité des whiskies. Mais le problème est qu’il en voulait 7 millions de livres sterling au départ. Lors d’une ultime réunion dans les bureaux de Chivas, à Paisley (ville d’Ecosse située dans les Lowlands), j’ai fait une offre à 5,2 millions. Le deal s’est conclu sur la somme de 5,4. J’étais le nouveau propriétaire. »
Quand Andrew Symington rachète Edradour en 2002, elle n’est alors que la plus petite distillerie d’Ecosse. Telle une belle endormie, elle attend son prince pour se réveiller. Elle vient de le trouver, mais elle ne le sait pas encore. Ce jour-là, son rêve de toujours se réalise. « Depuis 1994, j’ai ce projet en tête. J’avais regardé de près le dossier de la Caledonian Distillery à Edimbourg. En 1996, j’ai failli m’offrir la distillerie Ardbeg sur l’île d’Islay, mais Glenmorangie a été le mieux-disant. Donc j’ai abandonné », avoue‑t-il, attablé devant un flacon de Bowmore (première distillerie de l’île d’Islay, établie en 1779) de 44 ans d’âge portant sur l’étiquette la mention Signatory.
Edradour et l’évolution du whisky
Car avant d’être distillateur, depuis 1988, Andrew Symington est réputé comme embouteilleur indépendant avec sa société Signatory. Il achète des fûts de whisky à différentes distilleries, puis avec talent, il les garde pendant de longues années dans son entrepôt, avant de les commercialiser auprès des collectionneurs.
Parmi les pépites mises sur le marché ces dernières années, figurent des Glen Grant 1964, des Balvenie et des Highland Park 1966, des Ardbeg 1967 30 ans Dark Oloroso, des Glenfarclas 1969, des Glendronach 1970 Sherry Cask…
En visionnaire, l’Ecossais comprend que le monde du whisky évolue. Devant le succès grandissant des single malts [whiskies élaborés exclusivement à partir d’orge maltée et provenant d’une seule distillerie, NDLR], il devine qu’il sera de plus en plus difficile de se procurer des jus uniques dans les autres distilleries ; d’où la nécessité de maîtriser ses approvisionnements.
« Dans les années 80 et 90, je pouvais facilement choisir des fûts chez Maccalan, par exemple. Ce n’est plus le cas. J’ai saisi cela il y a déjà quelques années, c’est pourquoi j’ai investi massivement dans le whisky parvenu à maturité. Nous disposons d’ailleurs de stocks considérables. En effet, nous avons plus de 21 000 fûts disséminés dans plus de 40 distilleries. Nous pourrons les utiliser pour notre propre usage ou pour échanger avec d’autres producteurs. Ils dorment tranquillement. Un jour, je les réveillerai », confie‑t-il.
Une étoile dans la brume
La distillerie Edradour est, depuis 2012 (la sortie de son premier 10-ans-d’âge), cette étoile qui éclaire son quotidien dans le ciel trop souvent bas de l’Ecosse. Dès l’acte d’achat signé, Andrew Symington contacte immédiatement Lain Henderson, ancien patron de la distillerie Laphroaig, sur l’île d’Islay. Ensemble, ils décident que la petite unité ne produira que des whiskies à la qualité irréprochable.
Ils seront embouteillés exclusivement en single cask [provenant d’un seul fût, NDLR] avec un large choix de finishes [nom donné à l’affinage du whisky dans un autre fût que celui utilisé pour son vieillissement ; cette étape peut durer de quelques mois à quelques années, NDLR], du plus classique (en fût de sherry) au plus audacieux (dans des barriques ayant contenu des grands vins de Bordeaux, de Bourgogne, d’Italie…). C’est là la signature d’Andrew comme celle d’un peintre en bas du tableau !
Edradour dans la cour des (très) grands
Dans le même temps, les deux professionnels lancent un malt très tourbé (contenant au moins 50 parties par million de phénols, contre 35 ppm pour un 16-ans-d’âge de chez Lagavulin, par exemple) sous le nom de Ballechin avec, à chaque production, un finish spécifique.
Le succès d’Edradour et du Ballechin va au-delà de ses espérances, à tel point qu’Andrew Symington décide de construire une nouvelle distillerie de l’autre côté de l’Edradour Burn, la rivière qui longe la distillerie.
Une copie parfaite de l’originale : petits alambics, même antique réfrigérateur Morton (un bac baigné d’eau froide dans lequel un tube en cuivre provoque la condensation rapide du distillat, le seul existant encore en Ecosse parmi la centaine de distilleries)… La production totale devrait passer de 100 000 litres d’alcool à 300 000 litres, pour atteindre une capacité maximale de 500 000 litres à l’avenir.
Les deux unités produisent, par exemple, en une année ce que les plus grosses distilleries produisent en une semaine. Edradour est aujourd’hui reconnu pour son style singulier (équilibré, gras, suave avec de jolies notes miellées). Elle impose progressivement sa personnalité dans la cour des grands scotchs que sont les Ardbeg, Maccalan… Les flacons s’exportent à travers le monde entier et le succès est au rendez-vous.
« L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait », professait Jean-Paul Sartre. Et le parcours d’Andrew Symington est la preuve vivante de la réflexion du philosophe français. Edradour n’a pas fini de nous surprendre. L’étoile est plus brillante que jamais !
La carte d’identité d’Edradour
• Edradour est l’une des plus petites distilleries d’Ecosse.
• Traditionnelle, cette ferme-distillerie attire environ 100 000 visiteurs par an. Du moulin aux alambics, toutes les étapes de la fabrication du whisky sont regroupées dans cette petite bâtisse de 1825.
• Son eau pure provient des sources Ben Vrackie.
• Elle possède les plus petits alambics d’Ecosse autorisés par les douanes britanniques.
• Sa signature est l’élevage et le finish dans des barriques ayant contenu du vin, comme ses Straight from the Cask Burgundy (bourgognes), Straight from the Cask Sherry (xérès), Straight from the Cask Cotes de Provence, Straight from the Cask Chateauneuf du Pape, Straight from the Cask Gaja Barolo (vin du Piémont)…
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