The Good Business
Depuis son indépendance, en 2006, ce « vieux pays neuf », bordé par les eaux translucides de l’Adriatique, est bien décidé à se mettre à l’heure de la mondialisation en devenant une destination touristique de luxe incontournable. Un petit pays qui se rêve en Dubaï des Balkans…
La route, depuis l’aéroport de Podgorica, la capitale du pays, jusqu’aux bouches de Kotor, longe une partie de la côte adriatique et donne un aperçu des atouts naturels du Monténégro. Un ciel radieux, un paysage vallonné et verdoyant avec, en arrière-plan, une chaîne de montagne à la roche sombre et aux sommets acérés qui donnèrent leur nom au pays, Monténégro signifiant littéralement « montagne noire ». A peine le temps de s’extasier devant ce tableau pittoresque que, déjà, à la faveur d’un virage, on voit scintiller au loin les eaux turquoise de l’Adriatique.
Les bouches de Kotor constituent une baie formée de quatre golfes intérieurs – Herceg Novi, Risan, Kotor et Tivat –, surplombés de hautes montagnes, et valent à cette région historico-culturelle et naturelle d’être inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979. En à peine une heure de route, on saisit toute la mesure de ce joyau des Balkans : décors prodigieux, criques sauvages, villages de pêcheurs et cités médiévales.
Depuis les Vénitiens jusqu’à l’Empire austro-hongrois, en passant par les Ottomans et les troupes napoléoniennes, des siècles d’une histoire riche et mouvementée ont contribué à façonner le territoire et l’architecture, jusqu’à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Aujourd’hui, une nouvelle catégorie de bâtisseurs s’attelle à modeler le pays en misant sur la capitalisation de ses atouts naturels et en appliquant les critères du tourisme de luxe international.
L’entrée à Porto Montenegro surprend, à tel point qu’on en vient à se dire qu’on s’est trompé de route. Le GPS annonce une arrivée dans moins de quelques minutes, mais la traversée d’une zone d’activité commerciale interminable sème le doute.
Le choc du contraste
Le sentiment s’accentue lorsqu’on pénètre dans la ville de Tivat. Un parc aux équipements vétustes à droite, un salon de coiffure à la façade délavée à gauche et des panneaux rouillés en cyrillique éparpillés. A ce stade, on imagine mal comment un changement de décor pourrait être encore possible. C’est sans compter sur la magie du tourisme de luxe et ses petits miracles immobiliers. Un banal virage à gauche et voici qu’apparaît l’élégant porche du Regent Hotel et sa façade coquille d’œuf d’inspiration vénitienne. L’allée se prolonge en une rue piétonne parfaitement aménagée, où sont alignées les enseignes de luxe internationales, réplique impeccable de la brochure de promotion.
Face à l’hôtel se déploie la marina, inaugurée en 2009. Aujourd’hui, elle peut accueillir jusqu’à 450 unités ; son expansion, prévue pour la prochaine décennie, devrait doubler sa capacité. Depuis 2016, ce sont les Emirats arabes unis qui, grâce à leur fonds souverain Investment Corporation of Dubai, sont à la tête de ce projet lancé il y a dix ans par Peter Munk, richissime homme d’affaires canadien, avec sa société Adriatic Marina.
Le projet propulsa alors le Monténégro dans le tourisme de luxe et du yachting en obtenant les droits d’exploitation des 24 hectares d’une ancienne base navale yougoslave, pour un bail de quatre-vingt-dix ans. Le montant total de l’investissement s’élève actuellement à 514 millions d’euros. « Porto Montenegro est un projet crucial dont le succès incontestable a ouvert la voie à d’autres investissements touristiques étrangers », assure Goran Kovacevic, responsable de la stratégie et du développement des affaires pour Lustica Bay. A quelques kilomètres de là, près d’Herceg Novi, se déploie le site de Portonovi. Ici, les travaux ont commencé en 2015.
Au programme : une marina de 238 places opérée par l’entreprise D‑Marin, un resort siglé One & Only et un programme immobilier proposant des résidences et des villas de luxe à la vente et à la location. L’inauguration de la première phase est prévue pour l’été 2019. C’est toutefois avec un casque de sécurité et un gilet jaune qu’on visite le chantier. Avec un montant de 969 millions d’euros, il s’agit du plus gros investissement réalisé par l’Azerbaïdjan hors de ses frontières et en dehors du secteur de l’énergie, grâce à la société Azmont Investment.
Opérations séduction
A l’indépendance du Monténégro, proclamée au printemps 2006, le gouvernement décide de se tourner vers le secteur des services, d’autant plus que son industrie héritée de l’époque yougoslave est en net déclin. Les dirigeants de la nouvelle démocratie parlementaire déclarent alors que leur objectif est de transformer le pays en une destination touristique de tout premier plan, inaugurant une politique d’ouverture et de promotion destinée à attirer les investissements et les capitaux étrangers.
« Après la chute du régime communiste et les événements géopolitiques qui ont bouleversé la région à la fin des années 90, les pays de l’ex-Yougoslavie avaient mauvaise réputation et n’attiraient personne », se souvient Adrijana Husic, responsable du marketing et de la communication de Portonovi. En effet, le Monténégro est alors davantage associé aux trafics de voitures volées et de cigarettes plutôt qu’à la magnificence de ses montagnes et qu’aux eaux scintillantes de son littoral. Les premiers à répondre à l’appel sont les investisseurs russes.
« Historiquement, le Monténégro est une destination pour les marchés régionaux, explique Goran Kovacevic. Avec l’ouverture du pays, les Russes étaient très nombreux à venir, car nous sommes le seul pays avec un bord de mer, en Europe, à ne pas exiger de visa. Par ailleurs, la proximité de la culture, de la langue et des mentalités ont fait qu’ils se sentaient dans un environnement assez familier. Dans les années 2000, les investissements russes dans l’immobilier, et en particulier dans la construction de résidences secondaires, ont créé un véritable boom. » Un boom cependant entaché par la corruption et le clientélisme : irrégularités chroniques, constructions sauvages, bétonnisation et défiguration des sites.
Aujourd’hui, le littoral porte encore les stigmates de cette époque pourtant révolue. En effet, la crise économique de 2008 a freiné les projets en cours. Par ailleurs, à la suite de la candidature du Monténégro à l’entrée dans l’Union européenne déposée en 2008, la Commission européenne conditionne l’ouverture des négociations d’adhésion à la réalisation d’objectifs concernant la lutte contre la corruption et l’indépendance du système judiciaire. « Nous avons appris des erreurs du passé et de celles d’autres pays, rassure Goran Kovacevic. Nous ne voulons surtout pas créer une bulle de spéculation immobilière. Nous construisons des résidences et nous attendons qu’elles soient absorbées par le marché avant de continuer. »
En se repositionnant en tant que destination de luxe confidentielle et, surtout, à grand renfort d’avantages séduisants, comme un impôt sur les sociétés et les revenus de seulement 9 % ou l’accès à la nationalité depuis 2010 à tout ressortissant étranger décidé à investir 500 000 euros au Monténégro, le pays a réussi à attirer des marques à la renommée internationale.
Rien qu’en 2017, 33 nouveaux hôtels ont été ouverts, dont deux hôtels de luxe 5 étoiles dans la ville de Tivat, aux côtés de 19 nouveaux 4-étoiles.
Un projet pharaonique
Situé dans le sud de la péninsule de Lustica, autour de la baie de Traste, le projet Lustica Bay atteint un sommet de démesure supplémentaire. Une fois achevé, ce site d’une superficie de 700 hectares comprendra 500 villas, plus de 1 000 appartements, sept hôtels, un spa, deux marinas, un golf de 18 trous dessiné par Gary Player, une promenade de 4,9 km, des restaurants, des boutiques, une école, etc. Sur un ancien site militaire préservé pendant soixante-dix ans, c’est un village entier, prévu pour accueillir 15 000 habitants, qui est censé émerger. Derrière ce projet se trouve une coentreprise du gouvernement du Monténégro (10 %) et du groupe helvético-égyptien Orascom (90 %). Le montant total des investissements s’élève à 1,2 milliard d’euros. Les travaux commencent en 2013 et comptent trois phases, dont la première, devant représenter une flamboyante vitrine du projet, est déjà accessible au public.
Les touristes descendent au Chedi Hotel, inauguré en 2018, et prennent d’assaut les transats de la piscine, à défaut de pouvoir s’installer sur la plage privée, encore en construction. Derrière l’hôtel de luxe, des ruelles étroites et des bâtiments aux volets colorés et aux fenêtres fleuries sont censés reproduire un village méditerranéen traditionnel. On aura pris soin de légèrement dépareiller l’ensemble pour renforcer l’illusion. L’omniprésence des engins de chantier qui s’activent à construire le reste accentue l’absurdité du tableau. En 2017, le secteur des services comptait pour plus de 70 % de la valeur ajoutée de l’économie du Monténégro, avec un poids très significatif du secteur du tourisme qui contribue directement et indirectement à plus de 21 % de la valeur ajoutée brute.
Le gouvernement espère que la contribution du secteur du tourisme au PIB passera à 30 % d’ici à 2030. Retour sur la route longeant la côte adriatique en direction de l’aéroport de Tivat. « Beachfront dreams for sale », « All you need is the key », « Imagine the perfection, and then add some more »… L’eau est toujours bleue et les montagnes sont toujours là, mais les panneaux publicitaires annonçant de nouveaux projets hôteliers et immobiliers font presque oublier la beauté du paysage.