The Good Business
Il n’y a rien d’exceptionnel à ce que la Suisse, véritable centre mondial de l’horlogerie, accueille les deux rendez-vous les plus importants de la profession. Mais attention, un vent de révolte souffle sur ce secteur pourtant réputé très conservateur.
Le coup de sang de Nick Hayek a fait l’effet d’une bombe. En plein milieu de l’été 2018, le patron de Swatch Group annonçait son retrait, sans préavis, du salon mondial de l’horlogerie et de la bijouterie Baselworld. Longines et Tissot, deux des dix-huit marques du groupe, qui compte également Omega, Blancpain et Breguet, y étaient présentes depuis les débuts de la manifestation, en 1917. Cette décision est intervenue après une longue hémorragie, qui a vu le nombre d’exposants passer de 1 900 en 2011, à quelque 650 aujourd’hui. En cause : le racket de l’organisateur, dont les marques s’estiment être les victimes.
Mais pas seulement : à Genève, au Salon international de la haute horlogerie (SIHH), Audemars Piguet et Richard Mille ont, elles aussi, annoncé leur départ. « La manufacture a entamé un nouveau chapitre en positionnant les clients au centre de sa stratégie commerciale et en décidant d’établir des relations directes et personnelles avec les passionnés d’horlogerie », a laconiquement déclaré la première.
Un changement de business-modèle potentiellement dévastateur pour les salons, qui doivent se réinventer. Ou mourir. Baselworld, c’est un peu l’histoire de Kodak, qui n’a pas vu venir la photo numérique ; ou celle de BlackBerry, qui s’est laissé surprendre par l’écran tactile. Plus grand salon mondial de l’horlogerie et de la bijouterie, la manifestation a très longtemps été incontournable, attirant ces dernières années jusqu’à 150 000 visiteurs et 4 000 journalistes du monde entier.
Une situation de position dominante qui a lentement, mais inexorablement, amené l’organisateur, MCH Group, à adopter une attitude arrogante : impossibilité pour les marques de choisir leur emplacement ; prix du mètre carré en hausse constante ; prestations imposées.
3 questions à Michel Loris‑Melikoff
Directeur de Baselworld.
The Good Life : Pour une aussi petite industrie et dans un aussi petit pays, deux salons horlogers sont-ils encore viables ?
Michel Loris-Melikoff : Nous sommes positionnés très différemment. Baselworld n’est pas seulement un salon horloger, il expose également de la joaillerie et des pierres précieuses. De plus, l’édition 2019 voit revenir une quinzaine de sociétés actives dans la sous-traitance. Il n’y en avait plus une seule l’an dernier. Nous avons vocation à rassembler tous les acteurs de la branche.
TGL : Pourquoi les sous-traitants avaient-ils déserté Bâle ?
M. L.-M. : Tous les exposants qui avaient quitté Baselworld l’ont fait pour les mêmes raisons. Celles-ci sont connues : le prix du mètre carré, un certain mécontentement relatif aux emplacements, ainsi que des tarifs d’hébergement et d’autres services trop élevés. Mais nous avons déjà revu tout cela et sommes en train de travailler à les faire revenir. Il faut cependant plus d’une édition pour y parvenir [Michel Loris‑Melikoff est entré en fonction en juillet 2018, NDLR].
TGL : Reste que l’époque a passablement changé : les nouveaux moyens de communication permettent aujourd’hui de faire connaître des nouveautés très vite et partout dans le monde ; par ailleurs, les marques qui ont abandonné les salons – et cela vaut également pour le SIHH – ont mis en place des alternatives plutôt séduisantes, comme des « road shows » planétaires, des séminaires en station ou des événements plus locaux, mais plus ciblés… N’avez-vous pas peur de voir Baselworld se vider inexorablement ?
M. L.-M. : Heureusement que la communication et le marketing évoluent ! Mais une chose ne changera jamais : si vous voulez rencontrer l’ensemble d’une profession en un seul endroit, cela sera toujours dans un salon ! Tous les détaillants ou les grossistes avec qui je parle me disent qu’ils n’ont pas le temps d’assister à des événements tous les week-ends. Si toutes les marques s’y mettent, ce n’est pas gérable. Cela dit, ces changements doivent nous inciter à proposer une offre plus personnalisée, plus attractive. Avec cet avantage unique de pouvoir réunir tout le monde en un lieu.
Puis, en 2013, c’est le coup de trop : alors que MCH inaugure son nouveau bâtiment de plus de 70 000 m2, il contraint les exposants à signer de nouveaux contrats prévoyant non seulement une hausse de 20 % des coûts de location, mais également des investissements pharaoniques pour de nouveaux stands. En claquant la porte, Swatch Group révélait ainsi dépenser 50 millions de francs suisses (44 millions d’euros) pour chaque édition.
Cinq ans plus tard, au terme du bail, c’est le sauve-qui-peut. D’une année à l’autre, le nombre d’exposants chute de 1 300 à 650. Sentant le vent du boulet arriver, la directrice du salon, Sylvie Ritter, donne sa démission juste avant l’édition 2018. Le directeur de MCH, René Kamm, résistera jusqu’à la rogne de Nick Hayek, mais pas davantage. Car les temps ont changé, et Baselworld semble ne pas s’en être rendu compte.
Alors qu’il y a dix ans à peine le salon permettait de remplir 80 % du carnet de commandes annuelles, ce chiffre est aujourd’hui descendu à moins de 20 %. Les marques n’attendent plus le grand raout du printemps pour dévoiler leurs nouveautés, mais préfèrent désormais répartir les lancements sur toute l’année et de manière délocalisée. La généralisation des filiales internationales, ainsi que la banalisation d’Internet et des réseaux sociaux, ont grandement contribué à ces bouleversements.
Synchronisation des dates dès 2020
L’horlogerie helvétique connaît ainsi une évolution importante de son modèle d’affaires. La production relativement limitée de cette industrie – 7,5 millions de montres mécaniques en 2018 – et les nouveaux outils numériques incitent les marques à se focaliser toujours plus sur le client.
Conséquence : les détaillants généralistes sont progressivement remplacés par des boutiques monomarques. Une stratégie de distribution sélective qu’ont invoqué Audemars Piguet et Richard Mille pour justifier leur départ du SIHH. Fondé en 1991 avec cinq maisons, cet événement est une sorte de spin-off de Baselworld. Emmené par Cartier, le petit groupe avait préféré quitter Bâle pour créer à Genève des standards d’accueil plus luxueux. Alain-Dominique Perrin, alors patron de Cartier, avait eu cette critique définitive restée célèbre : « A Bâle, ça sent la saucisse à rôtir. »
3 questions à Fabienne Lupo
Directrice du SIHH
The Good Life : Audemars Piguet et Richard Mille ont annoncé, fin septembre 2018, ne plus vouloir participer au Salon international de la haute horlogerie dès 2020. Ces deux maisons vont-elles être remplacées ?
Fabienne Lupo : Plusieurs marques ont déjà fait connaître leur souhait de participer à la prochaine édition du salon. Les candidatures seront soumises au comité des exposants du SIHH, puis le directoire de la Fondation de la haute horlogerie statuera sur le sujet. Le nouvel élan qui souffle sur le SIHH depuis quelques années est un signal fort envers la profession. Celle-ci voit dans cet esprit d’ouverture, à juste titre, une occasion pour faire acte de candidature.
TGL : Si deux, voire trois marques importantes rejoignent le SIHH en 2020, Baselworld va encore perdre en attractivité. Ne craignez-vous pas de précipiter le déclin de ce salon, après vous en être rapproché ?
F. L. : Nous avons toujours joué la complémentarité entre nos deux événements. En synchronisant nos dates, nous renforçons les deux salons auprès de nos publics. Baselworld a toujours accueilli beaucoup plus d’exposants que nous et représente l’ensemble de l’industrie horlogère, tous secteurs confondus. De notre côté, nous sommes toujours concentrés sur la haute horlogerie.
TGL : Quel sera le salon du futur, selon vous ?
F. L. : Il faut parler différemment de l’horlogerie. Lors de l’édition 2019, nous avons mis sur pied deux initiatives qui ont eu beaucoup de succès : le LAB et le LIVE. Le LAB a présenté pour la première fois les projets numériques et technologiques menés par les marques horlogères. De son côté, le LIVE a proposé un programme de conférences de grande qualité. La retransmission en direct sur les réseaux sociaux a permis à ces interventions de toucher toutes les communautés horlogères. A l’heure où l’on parle de plus en plus de luxe expérientiel, ces initiatives vont exactement dans cette direction : présenter aux visiteurs une autre dimension de l’horlogerie, une invitation au partage. Avec le LAB et le LIVE, nous allons au-delà du produit pour faire découvrir des techniques, des personnalités, des expériences.
D’abord entièrement réservé aux professionnels, le salon s’est lentement ouvert au public – une journée depuis l’édition 2017 – après avoir passablement grandi ces dernières années. En 2019, le SIHH comptait ainsi 35 exposants, parmi lesquels 17 créateurs indépendants ayant pris place dans le Carré des horlogers. Un auditorium connecté au web, des espaces réservés aux bloggeurs ou encore un incubateur R&D en font aujourd’hui une plate-forme d’échange et de communication plus qu’une foire commerciale.
Pour autant, le SIHH n’est pas non plus à l’abri du déclin. Les exposants qui ont déserté semblent en effet ne pas attendre de solutions de retour. Richard Mille a ainsi révélé avoir acheté une bastide dans le Var, dans laquelle la marque compte recevoir régulièrement partenaires et journalistes.
De son côté, Swatch Group invite cette année ses détaillants à Zurich, à l’occasion d’un événement concomitant à Baselworld. La presse internationale, quant à elle, aura l’occasion de découvrir ses nouveautés lors d’un « road show » à travers la Suisse. D’autres ont prévu des séminaires à la montagne, des conférences de présentation façon Steve Jobs, ou encore des tournées mondiales dans les nombreux (plus petits) rendez-vous régionaux, comme Inhorgenta (Munich), Couture Show (Las Vegas), Watches & Wonders (Miami), WatchTime (New York), Dubaï Watch Week, Qatar Show ou encore Singapore International Jewelry Expo.
Face à ce tableau, SIHH et Baselworld ont décidé de synchroniser leurs dates dès 2020. Un geste qui va certes faciliter la vie des visiteurs, mais n’est-il pas déjà trop tard ?
Données clés de Baselworld et SIHH
• Baselworld (en mars, à Bâle)
– Date de création : 1917.
– Surface totale : 141 000 m2 (passablement réduite en 2018).
– Nombre d’exposants : environ 650 en 2018 (horlogers, bijoutiers, professions annexes).
– Durée : 6 jours.
– Nombre de visiteurs : 100 000.
– Nombre de journalistes accrédités : 4 000.
– Organisateur : MCH Group.
• SIHH (en janvier, à Genève)
– Date de création : 1991.
– Surface actuelle : 55 000 m2.
– Nombre d’exposants : 35, dont 17 créateurs indépendants.
– Durée : 4 jours (contre 5 auparavant).
– Nombre de visiteurs : 23 000.
– Nombre de journalistes accrédités : 1 400.
– Organisateur : Fondation de la haute horlogerie (FHH).