The Good Business
Siège de la banque et de l’assurance suisses, Zurich héberge aussi des centaines de PME et start-up technologiques. Cette ville où le travail est une vertu cardinale offre à ses citoyens des salaires très élevés et un superbe cadre de vie. Un modèle économique et social exemplaire ? Enquête The Good Life.
Un cycle d’expositions, plusieurs pièces de théâtre, des conférences, un opéra, des performances, des fêtes populaires et même un dessin animé, un jeu vidéo et une application dédiée : en 2019, Zurich célèbre en grande pompe le 500e anniversaire de la Réforme, qui prit son essor lorsque Ulrich Zwingli, nommé en 1519 pasteur de la cathédrale de Grossmünster, propagea une autre lecture de la Bible. Au-delà des règles religieuses (suppression du jeûne, de la vénération des reliques, du célibat, du commerce des indulgences et de l’eucharistie), Ulrich Zwingli imposa une nouvelle éthique du labeur, faite de zèle, de discipline et de modération. Il affirma même que « le travail est quelque chose de bon, quelque chose de divin », alors qu’il avait jusque-là bien moins de valeur que le service de Dieu.
Ce prédicateur contemporain de Luther, artisan de la conversion au protestantisme de la Suisse alémanique, fit fermer les brasseries à 21 heures, insista sur l’importance de l’éducation et proclama que les services destinés aux pauvres devaient relever de l’Etat, et non de l’Eglise. Son évangile du travail et de la vie sociale, mis à profit par les artisans et les négociants, puis les industriels, « jeta les bases d’une Suisse prospère telle que nous la connaissons aujourd’hui », rappelle l’Office du tourisme de Zurich dans sa présentation des célébrations. Plus tard, le pionnier de la sociologie Max Weber théorisera cet apport dans L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, en observant que grâce à la Réforme « le travail constitue le but même de la vie (…), l’oisiveté étant le plus grand des péchés ».
Salaire médian le plus élevé du monde
Ville la plus riche de la planète, Zurich n’est pas loin de ressembler à la cité idéale rêvée par Ulrich Zwingli il y a un demi-millénaire. La sainteté du travail y reste cardinale : la durée hebdomadaire fixée dans les contrats d’embauche est de 41 ou 42 heures, le maximum étant 45 ou 50 heures selon les professions Mais les managers sont souvent sur le pont durant 60 heures ou plus. Dominik Bürgy, président d’Expertsuisse (association des experts en audit) et partenaire chez Ernst & Young, à Zurich, plaide pour faire sauter le verrou des 45 heures. Il a déclaré au journal suisse Tages-Anzeiger : « On trouve son épanouissement au travail. On ne peut pas prétendre que travailler 70 heures par semaine soit mauvais pour la santé », sans susciter la moindre polémique.
La ponctualité, la bonne entente et la paix sociale font partie de cette assiduité dans l’effort collectif. Aucun affect. Un guide pour managers expatriés prévient que les réunions de travail sont « impersonnelles, organisées, efficaces et pragmatiques ». Peu importe que le réceptionniste d’un hôtel chic arbore des tatouages, une crête et des anneaux dans ses lobes d’oreilles du moment qu’il bosse sérieusement. Pour sa part, Corine Mauch, socialiste, homosexuelle et bassiste dans un groupe de rock à ses heures perdues, a déjà été réélue deux fois maire de Zurich, car elle a multiplié les infrastructures et les logements sociaux. Seule compte l’efficience.
Cette primauté absolue de la vie professionnelle a, sur la durée, généré des résultats fantastiques. Le salaire médian dans la région de Zurich, qui atteint 6 869 francs suisses (soit 6 044 euros, contre 1 797 euros en France), est le plus élevé au monde, selon Business Insider. Malgré des prix à la consommation et des loyers supérieurs de 60 % à la moyenne dans l’Union européenne, cela procure aux Zurichois un niveau de vie exceptionnel. En témoigne l’alignement impressionnant de boutiques de luxe sur Bahnhofstrasse, l’artère principale. De Dior à Saint Laurent en passant par Van Cleef & Arpels et Harry Winston, aucune marque ne manque à l’appel.
Dans les rues de cette ville de taille moyenne (400 000 habitants, et 1,5 million dans le canton), on voit passer bien plus de Porsche, de Ferrari, d’Aston Martin et de Bentley qu’à Paris, presque toutes noires, le gris argenté dénotant ici une forme de fantaisie ! Quant au chômage, il culmine à 4,3 %, selon les normes du Bureau international du travail. Ajoutons que les rivières Limmat et Sihl, le lac, la nature toute proche, les lignes de tramway desservant tous les quartiers, les trottoirs aussi immaculés qu’au Japon, la préservation de l’environnement (les poubelles publiques séparant le verre transparent, le verre brun et le verre vert), l’usage généralisé du vélo… sont les composants d’une qualité de vie plutôt enviable. La deuxième au monde, derrière Vienne, selon le classement de la firme de consulting Mercer…
Un tissu d’entreprises très variées
La force de la capitale économique de la Suisse réside (vu le niveau élevé des salaires) dans ses entreprises à forte valeur ajoutée. Même les déboires récents du système bancaire, pilier historique de la fortune de la ville et employeur majeur (50 000 salariés) n’ont pas entamé la marche en avant. La crise financière, la fin du secret bancaire, les milliards de dollars de sanctions imposées par les Etats dont le fisc a été spolié, la baisse des taux d’intérêt et la concurrence des places financières asiatiques ont forcé UBS et le Crédit suisse, les deux géants de Zurich, à se réorienter vers la gestion des grandes fortunes, à comprimer leurs coûts et à se séparer de milliers de salariés.
Des dizaines de banques plus petites ont été absorbées ou ont disparu. En 2017, les profits des 253 banques restantes en Suisse ont atteint 8,6 milliards d’euros, à peine plus que le bénéfice de la seule BNP. « Il faut relativiser, car la valeur ajoutée des banques recommence à augmenter et les autres acteurs des services financiers, au premier rang desquels l’assurance, ont embauché, ce qui a plus que compensé les pertes d’emplois bancaires. De plus, la région de Zurich est le second centre mondial de la fintech (derrière Singapour), avec 300 start-up, dont bon nombre sont spécialisées dans la blockchain, une technique transparente de stockage et de transmission d’information dont le potentiel est immense dans la finance. Enfin, Swiss Re est leader mondial pour le nombre de brevets dans le domaine de l’insurtech », fait remarquer Jacqueline Kaiser, spécialiste du secteur financier à la mairie. Le Crédit suisse, UBS, Zurich Insurance, Swiss Re, premier réassureur mondial, Migros, le roi suisse du commerce de détail, et l’helvético- suédois ABB (technologies de l’énergie, ingénierie, automation), tous basés à Zurich, sont membres du club des 500 premières entreprises mondiales.
Mais les forces vives de l’économie locale reposent également sur les centaines de grosses PME et de start-up actives dans les secteurs de la santé, des biotechnologies, de la high-tech, des technologies de l’information, de la mécanique de précision, de la machine-outil, des pièces pour l’industrie automobile et des technologies vertes…, sans compter l’Helicopter Cluster du canton de Glaris tout proche, et la « Crypto Valley », centre mondial des monnaies virtuelles, dans le canton de Zoug.
Zurich a su attirer les entreprises
Toutes ces firmes partent à la conquête des marchés mondiaux, vu l’étroitesse des débouchés en Suisse. Et elles disposent de formidables atouts. D’abord, le multilinguisme de leurs collaborateurs suisses et étrangers. Parmi les habitants du canton, 400 000 sont venus d’autres pays, les contingents d’Allemands et d’Italiens étant les plus nombreux. Ensuite, la très haute qualification des salariés : l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (classée meilleure université d’Europe continentale), l’université de Zurich et l’Eawag (sciences et technologies de l’eau) déversent chaque année des milliers d’ingénieurs et de managers sur le marché local de l’emploi.
Enfin et surtout, la collaboration étroite des centres de recherche des universités et de l’EMPA (un laboratoire spécialisé dans les sciences des matériaux) avec l’industrie et les start-up technologiques. Ces dernières bénéficient, en outre, du soutien d’une dizaine d’accélérateurs. L’un d’entre eux, Venture Lab, a contribué à créer 6 000 emplois depuis dix ans. « Chaque année, nous accompagnons 50 start-up pour présenter leur projet et chercher des financements à Boston, dans la Silicon Valley, à New York et à Shanghai. Et cela marche : les levées de fonds supérieures à 20 millions d’euros se multiplient, et les capital- risqueurs internationaux ont désormais la Suisse dans leur viseur », explique Stefan Steiner, codirecteur de Venture Lab.
C’est ce réseau très dense qui fait de Zurich un centre d’innovation majeur, hissant même en 2018 la ville au premier rang mondial pour attirer et garder les talents (Global Talent Competitiveness Index de l’Insead). « La créativité extraordinaire dans les secteurs des sciences de la vie et des technologies de la communication génère même des tensions sur le marché du travail : on manque d’ingénieurs de très haut niveau, alors que les commerciaux sans formation et les employés de bureaux peinent parfois à trouver un emploi », remarque Aniela Wirz, économiste au canton de Zurich. Mais ce dynamisme fait le bonheur du Greater Zurich Area, l’organisme chargé d’attirer les entreprises étrangères. Sa plus grosse prise : le premier centre de recherche de Google en dehors des Etats-Unis (un second a été inauguré fin 2018 à Paris), spécialisé dans l’intelligence artificielle, qui emploie 2 500 « Zooglers » (collaborateurs de Zurich) et prévoit de doubler ses effectifs.
Première destination touristique suisse
Enfin, le tourisme fournit un appoint non négligeable et permet aux rares salariés peu qualifiés de trouver un job dans l’hôtellerie- restauration. La région zurichoise est la première destination touristique suisse, avec une prédominance des visiteurs d’affaires, qui représentent 75 % des nuitées, selon Gilles Dind, directeur de l’Office du tourisme suisse pour l’Europe de l’Ouest.
Pour mieux se positionner sur ce marché, le projet immobilier pharaonique The Circle, mené près de l’aéroport (180 000 m2, investissement d’un milliard de francs suisses, ouverture en 2020), comprendra – outre des bureaux, une clinique, des boutiques et des galeries d’art – deux hôtels Hyatt avec un centre de convention attenant.
Depuis vingt ans, les performances remarquables de l’économie ont contribué à transformer la géographie locale, en faisant croître à toute vitesse Zurich-Ouest, une ancienne zone industrielle qui a attiré des technoparks remplis de start-up, des ateliers, la Haute Ecole d’art, une annexe du musée du design, des restaurants, des boutiques, des théâtres et des clubs branchés, puis des hôtels et des immeubles d’habitation flambant neufs. Dans ce quartier présenté dans les guides touristiques comme « alternatif, hype et d’avant-garde », on aime bien distinguer le Zurich conservateur de la finance et le Zurich créatif des nouveaux entrepreneurs. Mais les « fun jobs » ne sont pas si nombreux dans le monde des start-up. Et on y travaille parfois encore plus que dans les bureaux d’UBS, du Crédit suisse et consorts.