The Good Business
Avec plus d’un siècle d’existence, deux cents journalistes et sa propre imprimerie, ce journal, édité en anglais et en espagnol, a un lectorat qui, bien au‑delà de la Floride et des Etats‑Unis, s’étend aux Caraïbes et à toute l’Amérique latine. Un titre phare de la presse régionale américaine qui a remporté plus de vingt prix Pulitzer.
Pour un quotidien, la « deadline », l’heure limite du bouclage avant l’impression, est toujours un moment crucial. Mais lorsque ce moment critique se double d’une autre deadline liée à l’actualité politique et sur laquelle la rédaction du journal n’a cette fois aucune prise, l’exercice devient nettement plus acrobatique, voire périlleux. « Aurons-nous les résultats du scrutin à temps pour boucler l’édition d’après-demain ? Les aura-t-on au moins pour celle de dimanche prochain ? Cette histoire de dépouillement à rallonge est folle, complètement folle ! » soupire Aminda Marqués Gonzalez, vice-présidente et directrice du Miami Herald. Vêtue d’une robe noire sobre sur laquelle se détache un élégant collier doré, cette femme dotée d’une autorité naturelle n’est pourtant pas du genre à se laisser déstabiliser.
Des midterms aux multiples enjeux
Dans le vaste bâtiment voisin de 11 000 m² qui abrite l’imprimerie très moderne du journal, Julio Morales, directeur adjoint de la production, s’efforce lui aussi de garder son sang-froid : « Normalement, on roule à 22 h 30 maximum, mais s’il le faut, on ira jusqu’à minuit ! » précise-t-il. Un véritable exploit technique lorsqu’on sait que ses machines impriment, outre le Miami Herald et son édition hispanophone quotidienne, El Nuovo Herald, 27 autres éditions locales de journaux tels que celles du Wall Street Journal, du New York Post, mais aussi de titres d’Argentine, du Brésil, du Nicaragua, du Venezuela…
Numéro un des journaux de la ville la plus glamour de Floride, le Miami Herald était, en ce mois de novembre 2018, sur des charbons ardents. Car le comptage et le recomptage – à la main – des bulletins de vote pour ces « midterms » américaines s’éternisaient sur fond de controverses, de dysfonctionnements et d’accusations ou de rumeurs de fraudes électorales, que Donald Trump n’était pas le dernier à alimenter.
Chaque matin, faute des résultats tant attendus pour les postes à renouveler de gouverneur et de sénateur, la une du Miami Herald s’ouvrait, une fois de plus, sur la photo d’un fonctionnaire aux yeux cernés s’efforçant, tel Sisyphe et son rocher, de venir à bout, sous le regard de « superviseurs » et de shérifs, d’un monceau de bulletins de vote électroniques.
Tout au long de la campagne électorale, le quotidien de Miami a fait preuve d’un zèle exemplaire pour expliquer tous les enjeux et les subtilités de ces élections de mi-mandat. Les éditorialistes ont rappelé dans leurs colonnes le test que constituerait ce scrutin dans cette Amérique de Donald Trump aujourd’hui si divisée, et les journalistes du service politique y ont disséqué chaque amendement, comme celui qui, en Floride, pourrait désormais autoriser les anciens détenus de droit commun à voter, ou encore expliquer tel ou tel amendement qui interdirait les courses de chiens ou réglementerait les jeux de hasard…
Une vraie mission d’information
Ce rôle pédagogique et cette vulgarisation étaient en effet salutaires, vu la complexité du scrutin (une dizaine de pages de propositions et de textes législatifs !), et même indispensables, comme le souligne Rick Hirsch, le directeur de la rédaction du journal, compte tenu des spécificités du lectorat de la Floride du Sud : « 70 % des gens ici ne sont pas nés aux Etats-Unis et ne lisaient pas de journal dans leur pays d’origine, n’écoutant alors, au mieux, que la radio ! »
Et l’on saisit toute l’importance de la mission journalistique du Miami Herald, dont les lecteurs locaux sont originaires d’Haïti, du Brésil ou encore de Cuba, si l’on ajoute qu’au-delà de son audience locale, en anglais ou en espagnol, la moitié du lectorat de ce quotidien se trouve, grâce à Internet, répartie partout aux Etats-Unis et dans toute l’Amérique latine.
« Quand on voit ce qui se passe en ce moment au Venezuela, on comprend mieux l’utilité de notre rôle d’informateur », confie Rick Hirsch. Et d’ajouter : « Aussi, nous tenons à ce que nos éditions numériques à destination de tels pays, en difficulté économique et où le pouvoir d’achat est très bas, demeurent totalement gratuites. »
Et c’est vrai que celles du Miami Herald et, surtout, d’El Nuevo Herald contribuent à ce que la situation humanitaire catastrophique et le maelström politique au Venezuela ne soient pas ignorés à l’extérieur du pays et à ce que sa population tant éprouvée ne soit pas coupée du reste du monde. « La lâcheté journalistique est tout aussi diabolique que la censure » : cette phrase de Gene Miller trône sur un mur de l’immense open space de la rédaction du titre phare de Floride.
Si on en juge par l’impressionnant palmarès des prix Pulitzer décernés à ses journalistes depuis la fondation du quotidien – la liste complète figure dans son hall d’entrée –, nul doute que le précepte de cet ancien journaliste d’investigation du Miami Herald est toujours respecté.
Vingt-deux prix Pulitzer
Décédé en 2005, Gene Miller remporta deux fois le Pulitzer, en 1967 et en 1976, pour avoir sauvé de l’exécution capitale plusieurs innocents dans l’Etat de Floride. Il reste vénéré par ses confrères, qui voient en lui « l’âme et la conscience du journal ». Le quotidien, qui arbore fièrement à sa une, aux côtés de la date du jour, la mention « Lauréat de 22 prix Pulitzer », se fait en effet un devoir de « soulever le voile », comme dirait Françoise Giroud, sur les plus ténébreuses affaires, des derniers « exploits » locaux du crime organisé aux révélations sur cette clinique de Miami spécialisée dans le dopage des athlètes américains…
« Vous voyez ce paquet de documents sur mon bureau ? me lance, avec un regard gourmand, Rick Hirsch. Eh bien, c’est une partie de notre enquête en cours sur un important trafic d’or en provenance du Pérou. Un de nos journalistes a même posé une question au pape à ce sujet lorsqu’il était en visite à Lima en janvier dernier ! »
Le journalisme d’investigation n’est évidemment pas le seul atout sur lequel mise l’Herald pour assurer sa survie à l’heure où la situation de la presse écrite est si précaire. Il a même dû réduire légèrement son format afin d’économiser du papier et diminuer de plus de 50 % ses effectifs ces dernières années.
La publicité reste donc pour lui un atout stratégique. Et il en use sans modération, même si le temps béni où ce journal se classait premier des Etats-Unis pour le nombre de ses réclames commerciales (dans les années 20) est révolu. Aujourd’hui, la pub se retrouve cependant déclinée sous toutes les formes : en « cavalier » – occultant partiellement la une –, en « rez-de-chaussée » ou en « bandeau » de cette dernière, sous forme de pleines pages intérieures consacrées aux petites annonces ou d’avis de décès et registres de condoléances…
Sur le web, bien que moins rémunératrice, la publicité s’infiltre partout. Insolite, voire incongrue, à l’image de cet appel d’un laboratoire pharmaceutique – « Si votre constipation revient, revient et revient toujours, c’est sans doute le moment » – apparaissant au beau milieu du décryptage journalistique d’un amendement proposé à l’occasion du scrutin des midterms.
Cet appétit pour les recettes publicitaires ne signifie nullement que le Miami Herald soit prêt à vendre son âme pour quelques dollars de plus. Au contraire, sa vigilance reste grande sur le plan éditorial comme elle l’était en 2006, lors du licenciement de trois de ses journalistes qui, selon la direction du journal de l’époque, auraient reçu des pots-de-vin pour alimenter, au fil de leurs articles, la propagande gouvernementale anti-Castriste.
Vitres blindées
Faisant écho, sur un autre mur de la salle de rédaction, à la citation de Gene Miller, cette phrase en espagnol de José Martí, journaliste et poète cubain du XIXe siècle, est tout aussi révélatrice de l’exigence éditoriale du grand quotidien de Miami : « Le journal est une épée dont le pommeau est la raison. »
A l’instar des majestueux palmiers qui bordent le nouveau siège du journal, à Doral, dans la banlieue ouest de Miami, et qui semblent avoir vaillamment tenu tête au dernier ouragan, le Miami Herald et son escouade de journalistes d’investigation, collectionneurs de Pulitzer, ne craignent apparemment les foudres de personne.
« Jusqu’à ce que nous nous installions ici, voilà six ans, ces bâtiments étaient occupés par l’un des états-majors de l’armée américaine », précise Julio Morales. Et d’ajouter, avec un clin d’œil : « Du coup, nos vitres sont blindées et pourraient même résister, dit-on, à une salve de roquettes ! »