The Good Business
Cette petite bourgade au pied des Alpes japonaises abrite une distillerie qui produit un whisky single malt d’exception et que le monde entier s’arrache. Nous sommes allés à la source de ce précieux nectar pour en savoir plus.
Le dernier vendredi de chaque mois, la paisible cité de Chichibu voit son calme troublé par l’arrivée de Tokyoïtes épuisés qui débarquent en fin d’après-midi pour profiter du « Premium Friday », une campagne lancée l’année dernière par le gouvernement et qui incite les salarymen à quitter leur entreprise à 15 heures pour profiter de la vie – et accessoirement pour dépenser leur argent et booster l’économie du pays. Nichée au pied du mont Buko – dans les « Alpes japonaises » – Chichibu, 70 000 habitants, est surtout célèbre pour son festival des lumières, qui voit chars et feux d’artifice éblouir la ville début décembre.
Le reste de l’année, la ville au charme désuet se révèle beaucoup plus paisible, presque coincée dans le passé. Première étape, le Matsuri No Yu, un complexe commercial et thermal construit au sein même de la gare de Seibu-Chichibu : exemple d’intégration d’un espace commercial dans un lieu de passage, il mélange intelligemment des onsen (bains thermaux japonais) intérieurs ou extérieurs, un self-service aux saveurs de la région et une grappe de boutiques de souvenirs, où le moindre accessoire a été patiemment sélectionné. Son style typiquement japonais, épuré et chaleureux, a été couronné l’an dernier d’un Good Design Award.
Une petite foule se presse le long du comptoir en bois clair devant lequel deux barriques signalent une dégustation en cours. La curiosité, ce sont les bouteilles de whisky Ichiro’s Malt, un breuvage rare servi ici « on the rocks » pour la somme de 700 yens (5,40 euros) le verre. Encore peu connue du grand public, la distillerie de Chichibu produit depuis presque dix ans ce whisky d’exception. Ne sortent chaque année de l’entrepôt discret, situé dans la banlieue de la ville, que 60 000 bouteilles, soit l’équivalent de deux jours de la production d’une grande maison écossaise… L’idée n’est donc pas de rivaliser avec Nikka et Suntory, les deux principaux producteurs de whisky japonais, mais de concocter un whisky unique, fruit d’expérimentations comme l’usage de cuves en Mizunara (un chêne japonais) ou l’allongement de la durée de la fermentation. En résulte un single malt qui a la particularité d’utiliser deux variétés d’orge : la Tipple et la Braemar.
Clin d’œil à l’histoire, alors que vient d’être célébré en 2018 le 160e anniversaire des relations diplomatiques entre la France et le Japon, la distillerie a mis au point une Paris Edition, constituée de cinq fûts, dont deux en chêne français. Mais impossible d’y avoir accès… Si ailleurs, la plupart des distilleries ouvrent leurs portes aux amateurs, ce n’est pas le cas de celle de Chichibu.
Fondée par Ichiro Akuto, petit-fils du fondateur d’une distillerie de saké désormais disparue, elle cultive rareté et secret. Depuis, le monde s’arrache ses bouteilles d’Ichiro’s Malt, qui sont devenues difficiles à trouver, y compris sur place. En acheter ou en goûter relève du parcours initiatique. Inutile d’attendre l’arrivée à Chichibu pour démarrer cette chasse au trésor. L’aventure Ichiro débute à Tokyo. En guise de mise en bouche, le 52 Seats of Happiness, un train dessiné par l’architecte Kengo Kuma, d’une élégance dépouillée, est constitué de deux wagons-restaurants qui, le temps du trajet de deux heures entre Tokyo et Chichibu, proposent un dîner raffiné arrosé d’Ichiro’s Malt.
Pas une tradition locale
La quête sera plus ardue une fois arrivés dans cette bourgade dont la prospérité tenait autrefois à la fabrication de kimonos, qui employait 80 % de la population. Dès la sortie de la gare, le contraste avec la capitale japonaise saisit le visiteur : fils électriques qui courent d’une maison à l’autre, habitations en bois, ruelles que l’on imagine tout droit sorties d’un film d’Hayao Miyazaki…
Il se dégage, en même temps, une sensation très familière : des jardinières plantées de camélias et de rhododendrons, le bruit d’une tondeuse à gazon au loin, ou le supermarché d’où sortent des adolescents, les bras chargés de sodas. Pourtant, pas de doute, nous sommes bien au Japon, comme le révèle la visite du sanctuaire shinto ancré au cœur de la ville : dans l’enceinte, les pèlerins sont nombreux à venir prier, se recueillir, faire des vœux après s’être soigneusement lavé les mains et la bouche à une fontaine.
Entre la fontaine et les temples, sur les gravillons, une rangée de barriques détonne avec le cadre contemplatif. « Il s’agit de tonneaux de whisky installés ici pour remercier les dieux et porter chance », explique une habitante de la ville à l’anglais hésitant. Pourtant, le whisky n’est pas une tradition locale, la distillerie d’Ichiro Akuto étant la seule de la ville – elle sera toutefois bientôt rejointe par un concurrent. En 2000, alors que la distillerie de saké créée par son grand-père est vendue, Ichiro Akuto rachète deux alambics, ainsi que 400 fûts de maturation, remplis de la fin de la production. Il va passer du saké au whisky. En 2009, ses premiers assemblages sont mis en vente et connaissent rapidement un grand succès.
Des pépites à découvrir
Dénicher ce breuvage ici, sur place, reste une véritable gageure. C’est dans le rayon alcool du supermarché Yao Hyakkaten, à deux pas du centre-ville, qu’on a sans aucun doute le plus de chance de trouver les précieux flacons. Mais ce n’est pas gagné : on peut en sortir bredouille ! Notre quête nous mène ensuite dans le quartier de Banba-machi, dont les ruelles sont jalonnées de vieilles boutiques et de cafés sortis des années d’après-guerre, des restaurants installés au rez-de-chaussée de maisons anciennes où des grands-pères préparent de divins repas aux pâtes udon au fond de jardins manucurés. Dans ce quartier, tentez votre chance chez Asahiya, une autre adresse recommandée par les locaux.
Ce caviste réputé de la ville est régulièrement approvisionné en whisky de la région. En cas de pénurie, son tenancier tient à votre disposition d’autres spiritueux locaux, produits dans le même esprit artisanal. Shu Ha Li, un izakaya (bar populaire) avec façade en bardage de bois, toit en tuiles et petits plats à grignoter, propose aussi souvent à sa carte du whisky de Chichibu. A quelques mètres de là, les douceurs de la pâtisserie Tama Kiya réjouiront les gourmands. Parmi les gâteaux aromatisés à la myrtille et au thé ou les puddings locaux, c’est le gâteau aromatisé au whisky de Chichibu qui remporte tous les suffrages.
Si la saveur de ce mets à la patate douce est très subtile, elle revendique fièrement son ingrédient, allant jusqu’à apposer la feuille emblème de la distillerie sur ses parts de gâteau. Mais le whisky n’étant pas la seule spécialité de la ville, vous vous rabattrez peut-être sur le saké. Buko Shuzo, fondée il y a plus de deux cents ans et qui possède sa propre boutique dans une vieille bâtisse en bois de châtaigner, propose une belle variété de sakés et de vins de Chichibu. Dans l’arrière-cour sont produits les sakés, du plus sec au plus parfumé, à consommer tiède ou froid, pétillant ou pas. La famille Hasegawa représente la treizième génération de producteurs : « Nous cuisons le riz à plus de 100 °C avec l’eau d’un puits traditionnel situé au milieu de la cour de l’usine, à l’arrière de la boutique. » Chichibu est une ville de goûts et de tradition qu’il faut prendre le temps de savourer… avec ou sans whisky à la clé !
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