The Good Business
De l’autre côté de la frontière pyrénéenne, le village de la Costa Brava fut l’un des points de chute des surréalistes. Avec ses maisons d’une blancheur éclatante et ses criques cristallines, ce pays de vent et de sel, en retrait des grands axes et caché par la montagne, a conservé toute sa poésie. Ce repaire d’artistes, fier et sauvage, se souvient de Salvador Dalí, mais pas seulement.
A Cadaqués, l’aube tient toujours ses promesses. A peine sorti du lit, l’envie vous tenaille de partir dévaler les ruelles étroites. Changer de chemin chaque matin pour se ménager la surprise d’une nouvelle perspective sur la mer qui surgit toujours lorsqu’on s’y attend le moins, contourner les chats qui miaulent après les mouettes.
Le premier petit tableau éclaboussé de lumière, encadré de murs blancs, vous en met plein la vue, offrant parfois, en bonus, le carré coloré d’une voile de pêcheur sur le départ. Le pas ralentit alors pour profiter de l’image avant qu’elle ne s’efface à nouveau derrière une maison. Enfin, elle s’offre plein cadre en débouchant sur le port.
A cette heure du jour, on ne croise guère que le butanesco, l’homme qui sillonne les rues étroites avec son triporteur pour livrer les bouteilles de gaz dans ces maisons ancrées sur la roche et privées de réseau souterrain. Même l’eau vive passe en surface. Après quelques jours de pluie, les « rec », ces cours d’eau qui sont si souvent secs qu’on les a transformés en rues, sont gorgés d’eau. Ils courent à travers le village, se faufilent entre voitures et Mobylette et sont enjambés avec respect par les passants. L’abondance d’eau n’est pas si courante dans ce pays.
« Trois jours de déluge pour 362 jours de sécheresse », prétendent les habitants de ce pays rude, souvent balayé d’un vent à décorner les bœufs. Et pourtant combien d’artistes ont séjourné ici, inspirés par ce caractère bien trempé, ces caps audacieux et ces criques de rêve ?
Cadaqués, pays de fous
Il fallait être insensé pour vivre au XIXe siècle dans ce bout du monde, quand le seul moyen de s’échapper du village était de crapahuter à dos d’âne pendant neuf heures à travers la montagne, pour parvenir à Figueras, la première ville. La route ne sera créée qu’en 1930. Voilà sans doute pourquoi les îles Baléares, qu’il était presque plus facile de rallier en bateau que Barcelone par la terre, ont eu une telle influence sur Cadaqués.
A l’orée du XXe siècle, de même que pour le Saint-Tropez de l’époque, perdu au bout de sa presqu’île, l’isolement, la sauvagerie et la lumière ont séduit les artistes, et tout d’abord les surréalistes venus rendre visite à Dalí : Magritte, Luis Buñuel, Marcel Duchamp, René Crevel, Josep Pla. Dalí, indissociable de Cadaqués, fut élevé par son père dans une maison dominant le port avant de se réfugier avec sa muse, la scandaleuse Gala, dans une maison de Portlligat, à quinze minutes de marche du village.
Elle restera toute sa vie son unique port d’attache. Le seul endroit où il se sentait chez lui. « Ce pays est mon inspiration permanente. Je suis inséparable de ce ciel, de cette mer, de ces rochers, lié à jamais à Portlligat où j’ai défini toutes mes vérités crues et mes racines. Je ne suis chez moi qu’en ce lieu, ailleurs je campe. »
Picasso, quant à lui, y peindra sa Barque grecque. Aussi, comment résister à la beauté de cette côte ciselée par le vent ? Cette tramontane soufflant en rafales qui, en chamboulant les nuages, fabrique une lumière tellement particulière ? « Tous toqués à cause de la tramontane », disait Dalí pour signifier que ce vent tourbillonnant rendait fou. Mais aussi génial.
Anchois et crustacés
De bon matin, quand le ciel est au beau, il est d’usage d’aller chercher ses croissants à la pâtisserie Mallorquina. Le bar Casino est le seul ouvert à cette heure et la permanence est tenue par une poignée de papis du village, prêts à jouer à la botifarra, ancien tarot ibérique. Ils se disputent autour d’une partie de cartes dans ce catalan identifié comme l’une des langues latines les plus anciennes.
Langue qu’on retrouve aussi sur les enseignes des boutiques et les plaques de rues, transformant l’article El en Es. Ainsi, la plus vieille artère, pavée de schiste, et qui monte du port vers l’église, s’appelle Carrer des Call. Si vous parvenez à apprivoiser ces mémoires taciturnes, ils vous raconteront comment Josep Pla avait, dans cette rue, installé sa maîtresse, et comment cette jeune beauté illettrée demandait aux voisins de lui lire les lettres enflammées et grivoises de son amant.
« Ici ce n’est ni la France ni l’Espagne, vous diront-ils. C’est Cadaqués. » Pas une île, mais presque. Où on se marie et on reste entre soi. Nos i nos. Aucune hostilité, pourtant, envers le visiteur. Après la pêche, la vigne et la contrebande, le tourisme est la survie. Lorsque le visiteur arrive en voiture depuis Figueras, il traverse le maquis par le col du Peni avant de dévaler vers la mer. Quarante kilomètres de lacets poussiéreux avant d’apercevoir le village, blotti autour de son église et ne montrant que son dos, comme souvent dans ces vallées méditerranéennes coincées entre mer et montagne, où les saints veillent sur les pêcheurs.
L’église immaculée domine les maisons d’une blancheur éclatante et aux volets d’un bleu dur. Une incongruité historique venue des Français, car leurs couleurs d’origine étaient le rouge brique et le vert foncé, comme à Majorque et à Minorque. Les habitants, devenus un peu artistes eux aussi, ont pris l’habitude de peindre leurs compteurs électriques de petits tableaux naïfs et de remplacer leurs gouttières par un empilement de tuiles en céramique verte qui évoque un roseau grimpant aux façades.
Josep Pla, l’un des écrivains les plus importants et les plus prolifiques de la littérature catalane, a magnifiquement parlé des couleurs de Cadaqués, ville dont il a aussi vanté les délices culinaire. « En hiver, les oursins, au printemps, les moules de roche, en été, les crustacés tels la langouste et le homard connu aussi sous le nom de llobregants. » Sur les terrasses qui bordent le port, on continue surtout à servir en toutes saisons la vedette du régime local : l’anchois dessalé, souvent posé sur du pan tomate, ces minces tartines grillées nappées de purée de tomates, d’huile d’olive et de cristaux de sel. Un palais qui goûte pour la première fois ce mélange de douceur et d’âpreté ne peut jamais l’oublier.
A l’heure catalane
L’hiver, le paysage de garrigue, de courtes vignes et de petits oliviers s’habille d’austérité. Au printemps, il explose de fleurs. En plein été, le village, qui compte 3 000 âmes, passe à 30 000 habitants. Il devient festif et exubérant, et les touristes se mettent volontiers à l’heure catalane : déjeuner à 15 heures et dîner à 22 heures.
Comme dans tous les lieux touristiques de la terre, il est pourtant facile de s’éloigner de la foule, en grimpant dans les rues fraîches de l’ancienne ville médiévale ou en longeant la mer pour découvrir d’incroyables criques. Lors de chaudes soirées pourtant, après avoir plongé dans l’eau claire toute la journée et gorgé sa peau de soleil, les pas ramènent invariablement au Passeig, lieu de tous les rendez-vous. Cette place étalée en longueur, devant le quai des pêcheurs, est le cœur battant du village.
C’est ici que se tiennent les fêtes authentiques auxquelles tous les natifs du village participent. La fête des cruches, par exemple, rappelle le temps, pas si lointain, où on se ravitaillait en eau à la fontaine.
Arrive enfin l’heure du vermouth et des tapas. A déguster au Meliton, où Marcel Duchamp jouait aux échecs avec Gala, ou au Marítim, dont la terrasse, posée directement sur les galets, et l’enseigne années 60 rappellent les établissements de la Riviera italienne.
A l’instant où le ciel vire au rose, annonçant le coucher du soleil, l’envie revient de marcher au calme sur le quai nord, vers l’extrémité de la péninsule, au-delà d’un petit château Art déco. Là, quelques riches Barcelonais se sont éloignés de l’agitation (relative) du port pour planter leurs maisons contemporaines, face au rocher Cucurucuc, omniprésent dans les toiles de Dalí. C’est de là que la vue sur le village blanc et le soleil qui disparaît derrière l’église est la meilleure.
D’autres préfèrent la rive d’en face, émaillée de terrasses de bars, de restaurants et de maisons typiques du modernisme catalan, ce style moitié Art nouveau, moitié Liberty rapporté par les jeunes du pays partis faire fortune en Amérique du Sud. De retour chez eux, ils affichaient, par ces hôtels particuliers, leur réussite.
Sans se presser, on retrouvera sa table à la terrasse du restaurant Talla, pour un poisson grillé et des croquetas. Tandis que la mer s’endort et se fait toute lisse, on prendra la décision d’aller, le lendemain, marcher au cap Creus, comme Dalí, chaussé d’espadrilles à lacets et vêtu d’un maillot de pêcheur. Pour voir une dernière fois les cimes enneigées du mont Canigou et laisser, du haut des falaises, son regard caresser cette côte impérieuse et fière, où ceux qui restent ont compris qu’il faut vivre caché pour vivre heureux.