Horlogerie
En Espagne, la bande dessinée souffre d’un paradoxe : alors qu’elle fait partie depuis longtemps du paysage culturel, elle peine toujours à séduire le grand public. Afin de trouver des débouchés à leur talent, les jeunes auteurs sont de plus en plus nombreux à travailler pour des éditeurs franco-belges ou américains.
« L’une des plus riches au monde, cette création reste encore largement méconnue du public francophone », écrit Patrick Gaumer en conclusion du chapitre consacré à la bande dessinée espagnole, dans son monumental Larousse de la BD. L’Espagne peut en effet s’enorgueillir d’une longue tradition qui remonte au tout début du XXe siècle.
De la naissance de TBO, en 1917, premier magazine espagnol dédié au neuvième art, jusqu’au mouvement alternatif de la Movida et au lancement de la revue El Víbora, en 1979, ce pays s’est affirmé comme un foyer important de production.
Avec, entre ces deux dates, une longue parenthèse due à la dictature franquiste, qui porta un coup d’arrêt à l’effervescence créative et incita plusieurs auteurs à exercer leurs talents de l’autre côté des Pyrénées.
Une période que Carlos Giménez évoque dans Barrio, une chronique de la vie quotidienne, dans les années 50, au cœur d’un quartier pauvre de Madrid marqué par la faim et la peur de la Guardia Civil.
BD espagnole : création revivifiée
Comment se porte la bande dessinée espagnole aujourd’hui ? « Du point de vue créatif, elle va très bien », constate Thomas Ragon, éditeur chez Dargaud, en mars dernier, de Tatouage, une adaptation des enquêtes du célèbre Pepe Carvalho, le personnage de Manuel Vázquez Montalbán. « De nombreux auteurs émergent en permanence, les éditeurs se structurent et l’Espagne a bénéficié de la reconnaissance du “roman graphique”, qui a permis à la bande dessinée d’être présente dans des librairies d’où elle était, jusqu’alors, absente. »
Preuve de cette création revivifiée, plusieurs talents locaux ont attiré l’attention d’éditeurs français ces dernières années, comme Jordi Lafebre, José Homs, Alvaro Ortiz, Francis Porcel, Raule et Roger ou Paco Roca. Ou encore, dans un registre politique plus affirmé, Felipe Hernández Cava et Bartolomé Seguí (Les Serpents aveugles, Les Racines du chaos) ainsi que Federico del Barrio, qui a signé, avec Cava, la belle trilogie des Mémoires d’Amoros.
Situation paradoxale
« Historiquement, l’Espagne est un grand pays de bande dessinée, tout comme l’Italie », rappelle Zidrou, scénariste prolifique qui vit en Andalousie depuis la fin des années 90. Auteur des séries jeunesse L’Elève Ducobu et Tamara, il écrit des histoires pour des dessinateurs comme Lafebre (Les Beaux Etés, Lydie), Oriol (Natures mortes, La Peau de l’Ours), Homs (Shi) ou Porcel (Chevalier Brayard, Les Folies Bergère).
« Mais elle se trouve dans une situation paradoxale. Sans être confidentielle, elle n’est pas un moyen d’expression qui touche le grand public, à la différence de la France et de la Belgique. Les éditeurs ne proposent pas les mêmes conditions matérielles, et les chiffres ne sont pas comparables. Ici, quand un album se vend à 3 000 exemplaires, c’est un succès », explique l’auteur belge.
Conséquence : de plus en plus de jeunes talents proposent leurs services aux maisons franco-belges ou à l’industrie des comics, tout en continuant à vivre en Espagne. « Pour eux, il est plus intéressant d’être publié par des éditeurs français ou belges », constate Ryun Reuchamps, éditrice chez Dargaud Benelux, qui compte de nombreux Espagnols dans son catalogue. « Même s’ils commencent par prospecter les maisons d’édition locales, leur objectif est de travailler pour le marché américain ou franco-belge. Les contrats sont plus avantageux et les perspectives de vente, meilleures. En Espagne, les auteurs sont nombreux et la bande dessinée est une vieille tradition, mais le marché demeure assez limité. »
Tradition d’accueil
Cette migration vers la France et la Belgique n’est pas une nouveauté. Durant les années 60 et 70, plusieurs Espagnols collaborent avec des éditeurs français, comme Antonio Hernández Palacios, Julio Ribera, Victor de la Fuente ou Carlos Giménez. Sans oublier, quelques décennies plus tôt, José Cabrero Arnal, créateur de Pif le chien dans L’Humanité et Vaillant, l’ancêtre de Pif Gadget. Dans la décennie suivante, Rubén Pellejero – qui dessine les nouvelles aventures de Corto Maltese d’après les scénarios de Juan Díaz Canalès –, Miguelanxo Prado, Max, Daniel Torrès ou Jordi Bernet sont édités en France et participent à des magazines tels que A Suivre, L’Echo des savanes ou Métal hurlant.
« Cette tradition est ancienne. La France et la Belgique ont toujours accueilli les auteurs étrangers », rappelle Thomas Ragon. « Cava et Seguí n’ont même pas cherché à proposer Les Serpents aveugles à un éditeur espagnol. Ils ont montré leur travail directement à Dargaud, puis les droits ont ensuite été vendus à Norma, et ils ont remporté un prix en Espagne. S’ils avaient d’abord été publiés chez eux, ils se seraient vu proposer trois ou quatre fois moins d’argent et ils n’auraient pas pu vivre décemment de leur création. »
Virtuosité et réalisme
Plus récemment, dans les années 2000, une nouvelle génération a émergé. José Luis Munuera a repris Spirou et Fantasio, le temps de quatre albums, avec le scénariste Jean-David Morvan (autre pionnier, avec Zidrou, de ce rapprochement franco-espagnol). Ana Mirallès a connu le succès avec la série orientale Djinn, tandis que Juan Díaz Canalès et Juanjo Guarnido se sont fait remarquer avec Blacksad, un polar animalier.
Autant de styles graphiques et d’écritures singulières, autant de visions personnelles de la bande dessinée qui témoignent de la vitalité du genre chez la jeune génération. Avec, s’il fallait trouver un point commun à tous ces artistes, le goût du beau dessin et le sens du réalisme. « Tous ces dessinateurs font preuve de virtuosité graphique, observe Ryun Reuchamps. Ils ont été influencés par les grands auteurs réalistes français, comme Jean Giraud (alias Moebius) ou François Boucq, mais aussi par la peinture et les comics américains. Ils veulent en mettre “plein la vue” au lecteur, alors qu’en France les dessinateurs contemporains font souvent preuve de plus de retenue. »
Une aspiration qui tombe à pic pour tous les amateurs de belles images, indifférents à la montée en puissance, depuis les années 90, d’une bande dessinée plus expérimentale dans laquelle la maestria graphique n’est plus une priorité. Et qui ravit les éditeurs, toujours soucieux de répondre à cette demande.
« En France, nous avons parfois du mal à trouver de bons dessinateurs classiques capables de prendre en charge une série réaliste, regrette Thomas Ragon. Heureusement, nous découvrons régulièrement de nouveaux artistes espagnols qui excellent dans ce genre, dans la lignée d’un Victor de la Fuente. » Les relations franco-espagnoles ont encore de beaux jours devant elles, et ce ne sont pas les lecteurs français qui s’en plaindront…
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