Horlogerie
En 1970, la bande dessinée franco-belge ignore tout ou presque des femmes. Les héros sont des personnages masculins, créés par des hommes à l’intention de jeunes lecteurs. L’entrée en scène de Natacha, suivie, deux ans plus tard, par celle de Yoko Tsuno, va enfin ouvrir la porte à des héroïnes dotées d’une personnalité (très) affirmée.
« Toute ma vie, j’ai rêvé d’être une hôtesse de l’air », chantait Jacques Dutronc en 1969. Pourtant, il ne connaissait pas encore la délicieuse Natacha, qui n’apparaîtrait dans les pages de l’hebdomadaire Spirou qu’en février 1970. Les débuts de la belle sont remarqués par les jeunes lecteurs. Logique : non seulement c’est une femme qui joue le premier rôle dans une série, mais elle possède, en outre, un charme fou et une plastique avantageuse à laquelle ils ne sont ni habitués ni insensibles.
Quoi ? Une femme ?
En effet, dans les années 70, la bande dessinée franco-belge est une affaire d’hommes et de jeunes garçons : les protagonistes sont des personnages masculins, créés par des auteurs qui s’adressent à des adolescents. Les femmes, peu présentes, restent, pour la plupart, condamnées à jouer les figurantes et sont cantonnées dans un rôle domestique traditionnel. « On s’est habitué à ne pas mettre de femmes dans nos histoires, ou du moins très peu, mais c’est une chose que la censure nous a imposée », expliquera, en 1976, René Goscinny, scénariste d’Astérix et rédacteur en chef de Pilote, dans une interview accordée à Bernard Pivot pour le magazine Lire. Seccotine, journaliste tout feu tout flammes dans Les Aventures de Spirou et Fantasio, Barbarella ou Laureline, la compagne de Valérian, apparaissent comme des exceptions. Mais la décennie 70 va faire souffler un vent de féminité bienvenu sur la bande dessinée. Et Natacha sera l’un des plus beaux fleurons de cette révolution douce.
De Bambi à Mireille Darc
En 1965, le jeune dessinateur belge François Walthéry, 19 ans, est l’assistant de Peyo, célèbre créateur de Johan et Pirlouit, des Schtroumpfs et de Benoît Brisefer, le petit garçon dont les superpouvoirs disparaissent quand il s’enrhume. A ses heures perdues, il s’amuse à croquer (seulement sur le papier) une jeune femme sexy dont l’apparence doit autant à Bambi – pour les grands yeux de biche – qu’aux actrices Mireille Darc, Dany Saval et Dany Carrel, et qu’à l’une de ses amies, qui a bien voulu prendre la pose pour lui. Trop occupé par son travail au sein du studio de Peyo, il lui faudra attendre cinq ans pour faire vivre Natacha, employée par la compagnie Bardaf (un mot typiquement belge qui suggère un bruit de chute). Dans l’imaginaire collectif de cette époque, une hôtesse de l’air est une source de fantasmes, porteuse d’une promesse d’exotisme et d’érotisme. D’autant plus que les voyages en avion, loin d’être aussi démocratisés qu’ils ne le sont aujourd’hui, diffusent encore un parfum d’aventure. Et l’aventure, justement, ne fait pas peur à Natacha.
Walter, l’alter ego de Natacha ?
En compagnie de Walter, son collègue steward qu’elle vouvoie en dépit de leur longue amitié – qui, jusqu’à preuve du contraire, n’est rien d’autre qu’une simple et belle amitié –, elle affronte d’affreux jojos sans jamais se départir de son charme, auquel les courbes de sa silhouette ne sont pas étrangères. Maladroit et gaffeur, amateur de jazz et bon vivant, ne dédaignant pas un verre d’alcool de temps en temps, Walter affiche une ressemblance certaine avec Walthéry, et pas seulement en raison de la sonorité de son prénom. D’autres personnages reviennent au fil des albums, à l’image des grands-parents des deux héros ou du commandant Turbo. Mais Walter reste le pilier de la série, incarnation parfaite du second rôle faisant office de faire-valoir, aussi indispensable à l’héroïne qu’au lecteur. Les albums de Natacha naviguent ainsi entre l’action, l’enquête policière et la science-fiction, le tout relevé d’humour, de bonne humeur, de fantaisie et d’une pointe de sensualité qui ne dépasse jamais les bornes de la bienséance – n’oublions pas que nous sommes dans Spirou, hebdomadaire destiné à la jeunesse.
S’il a participé à l’écriture de quelques albums, François Walthéry a fait appel, le plus souvent, à des pointures de la BD franco-belge, de Gos (Le Scrameustache) à Maurice Tillieux (Gil Jourdan) et de Peyo à Marc Wasterlain (Docteur Poche) ou Raoul Cauvin (Les Tuniques bleues). Il arrive parfois que son héroïne se montre en petite tenue. Ce coquin de Walthéry aime aussi inventer des immatriculations d’avions dont le double sens n’aura pas échappé à un œil attentif, comme SX-IHY ou O-KEL-NANA. Dans le dernier album – L’Epervier bleu, paru chez Dupuis en 2014 –, on aperçoit la silhouette de Natacha dans le couloir de son hôtel, alors qu’elle sort de sa chambre sans prévenir, entièrement nue. Il ne reste plus à François Walthéry qu’à publier une suite à L’Epervier bleu. Selon l’éditeur, une quarantaine de planches seraient déjà terminées. C’est une bonne nouvelle : Natacha a beau avoir franchi le cap de la cinquantaine, elle n’a rien perdu ni de ses indéniables atouts, ni de son potentiel de séduction, encore moins de son goût pour l’aventure.
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