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Il y a trois ans, l’industrie européenne tremblait face à la stratégie musclée des grands hubs d’Emirates, d’Etihad et de Qatar Airways. Aujourd’hui, confrontées à de fortes tensions géopolitiques et économiques, ces trois compagnies doivent revoir leur modèle, chercher des alliances et apprendre à serrer leurs coûts dans un secteur en pleine consolidation.
Rien ne semblait pouvoir arrêter les trois compagnies du Golfe. Comme un seul homme, elles ont développé pendant dix ans une stratégie imparable pour conquérir le transport aérien mondial. Soutenues par leurs puissants émirats, Emirates (Dubaï), Qatar Airways (Qatar) et Etihad (Abou Dhabi) n’ont pas lésiné sur les commandes de gros-porteurs flambant neufs, des campagnes de publicité démesurées, une offre ultrapremium, des classes économiques compétitives et de puissants hubs drainant les passagers sur les routes stratégiques de l’Asie-Pacifique.
Les reines du ciel allégées en charges portuaires et en cotisations sociales affichaient une rentabilité insolente pour un secteur réputé difficile et ne cessaient de gagner des parts de marché au nez et à la barbe des grandes compagnies historiques. Mais, en 2017, la belle mécanique s’est grippée. Au Salon du Bourget, en juin 2017, les compagnies du Golfe faisaient grise mine. On y parlait davantage de reports de livraison que de commandes record.
Il faut dire que les mauvaises nouvelles se sont accumulées. Sur son dernier exercice 2016-2017, le bénéfice du groupe Emirates a dévissé de 70 % (à 670 millions de dollars) et même de 82 % pour les seules activités aériennes. Du jamais vu pour la championne de la péninsule Arabique, dont les résultats ne cessaient de croître chaque année. Sa voisine Etihad, elle, boit la tasse. La plus jeune du trio accuse une perte de près de 1,9 milliard de dollars en 2016, enlisée dans des prises de participation désastreuses, notamment en Europe dans Air Berlin et Alitalia.
Enfin, la crise diplomatique qui secoue le Moyen-Orient frappe de plein fouet Qatar Airways, victime de l’embargo infligé au Qatar. Le hub de Doha se trouve isolé depuis la fermeture de l’espace aérien de ses trois voisins – l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn. « Plusieurs phénomènes expliquent les difficultés actuelles des compagnies du Golfe. Le contexte géopolitique et économique défavorable ne doit pas être sous-estimé. Par ailleurs, elles sont confrontées à une nouvelle concurrence de la part des acteurs historiques, qui ont fait évoluer leur offre, à l’émergence du modèle innovant des low cost long-courriers et à une recomposition du paysage aérien mondial », analyse Eric Jacquet, associé au sein du cabinet KPMG, spécialiste du secteur aérien.
De fait, on assiste depuis deux ans à une nouvelle vague de consolidation. Les grandes compagnies historiques doivent s’adapter aux nouvelles orientations du marché. Selon les derniers chiffres publiés par l’Association internationale du transport aérien (AITA), le développement du trafic mondial restera soutenu entre 3 % et 5 % en 2018-2019, mais c’est désormais en Asie-Pacifique (zone qui inclut l’Inde) et en Afrique que se situent les plus belles perspectives de croissance.
Compagnies du Golfe : la guerre des hubs
Bien placées sur ces routes prometteuses, les compagnies du Golfe – ainsi que celles du Pacifique Sud, comme Cathay Pacific et Singapore Airlines, à partir des aéroports internationaux de Hong Kong et de Singapour – déploient une stratégie de hubs efficace. En 2015, elles ont ainsi réussi à capter 48 % des passagers vers l’Océanie et 25 % de ceux vers l’Asie. Dans cette course pour attirer le trafic indirect, un autre concurrent intervient : Turkish Airlines, une compagnie aérienne plus modeste, mais très performante et bien positionnée géographiquement.
Enfin, les acteurs chinois se renforcent et s’ouvrent à des rapprochements avec les européens et les américains. Dans un monde de plus en plus connecté dont les rapports de force économiques se déplacent, les acteurs de l’aérien vont devoir s’appuyer sur de véritables réseaux commerciaux au sein de nouvelles alliances. Cette exigence de taille critique remet en question les choix stratégiques des compagnies du Golfe, aujourd’hui trop isolées.
Elles avaient en effet tout misé sur la massification des flux, comptant sur leur flotte imposante de gros-porteurs et sur leurs propres hubs, quitte à faire pression sur leurs marges. Sur son dernier exercice, Emirates a ainsi transporté 56,1 millions de passagers (en hausse de 8 %), mais a vu son coefficient de remplissage global se tasser à 75,1 %. Désormais, il s’agit de faire mieux et de sécuriser leur place sur le marché mondial. Toutes se lancent donc dans des stratégies de croissance externe. « A plus long terme, les compagnies du Golfe devront élargir leur présence géographique en se rapprochant d’autres compagnies et en organisant des partages de code. C’est le sens des dernières opérations de prises de participation menées par Qatar Airways. Alors qu’elle possède déjà plus de 20 % du groupe britannique IAG [propriétaire de British Airways et d’Iberia, NDLR], la compagnie est, par exemple, entrée au capital du brésilien Latam Airlines et à celui de Cathay Pacific à hauteur de 10 % », illustre Pascal Fabre, associé chez Alix Partners. Mais cette offensive pour rester dans la course exige de nouvelles compétences. Etihad, en se limitant à des acquisitions purement capitalistiques sans y intégrer une logique de complémentarité et de développement commercial, en a payé le prix fort.
La riposte en marche
Le message est bien passé. Les compagnies du Golfe connaissent leur première crise dans une industrie compliquée et en pleine transformation. Bénéficiant du soutien inconditionnel de leurs puissants émirats, elles n’ont pas attendu longtemps avant de prendre des mesures drastiques. La plus affaiblie, Etihad, rectifie déjà le tir en confirmant ses projets de collaboration sur les services à bord, la maintenance, le fret et la signature d’accords de partage de code avec Lufthansa. Par ailleurs, en septembre 2017, la compagnie d’Abou Dhabi a remercié son patron James Hogan et a recruté Tony Douglas pour le remplacer.
A charge pour le Britannique de mener un plan ambitieux de restructuration. De son côté, Emirates annonce la réduction du nombre de certains de ses vols, à destination des pays d’Afrique notamment. Outre la recherche d’une meilleure performance opérationnelle et de gestion des coûts, les compagnies du Golfe comptent bien relever les défis de l’innovation en investissant dans le numérique et réaffirmer leur positionnement haut de gamme. Reste la question de fond de la surcapacité de ces groupes aériens créés pour contribuer au rayonnement économique de leurs pays.
Sauront-ils nouer des partenariats, éventuellement avec des low cost, elles-mêmes en recherche de nouveaux flux ? Trouveront-ils des terrains d’entente sur leur marché saturé afin de mettre fin à des rivalités qui les affaiblissent? Ces compagnies jouent gros, mais elles disposent quand même de pas mal d’atouts pour profiter de la croissance du trafic dans la zone Asie-Pacifique.
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