The Good Business
La cravate n’est plus l’accessoire indispensable au bureau, elle n’est même plus obligatoire à l’Assemblée nationale ! La chaussette, en revanche, ne s’est jamais aussi bien portée dans le vestiaire de l’homme chic. Elle apporte une touche discrètement décalée, une pointe de fantaisie à la tenue sobre du businessman.
Dans une petite rue résidentielle de Paris, tout près des ministères et des ambassades, Vincent Metzger et Jacques Tiberghien tiennent Mes Chaussettes Rouges. Un peu hors du temps, leur boutique semble sortie d’un film de Jacques Demy ou de Tim Burton. Il y a neuf ans, à la sortie de leurs écoles de commerce respectives, ces jeunes entrepreneurs décident de commercialiser sur Internet une pièce de la garde-robe masculine laissée pour compte par la mode : les chaussettes.
« Nous sommes partis d’un constat. Des maisons emblématiques comme Gallo ou Bresciani étaient introuvables en France, et la chaussette était davantage perçue par le consommateur moyen comme une nécessité que comme un accessoire. Lui redonner de l’attrait était un défi intéressant à relever », commente Jacques Tiberghien.
D’emblée, ils réussissent le tour de force d’obtenir la distribution exclusive de Gammarelli, maison romaine qui habille de chaussettes rouges les papes depuis plusieurs générations et dont les hommes politiques, notamment Edouard Balladur, sont amateurs. Ils vont construire autour de ces marques un storytelling qui les impose sur ce créneau. Leur site devient très vite la référence, avec un catalogue le plus exhaustif possible de marques et de produits.
Leur offre est toujours pointue, bien pensée, correspondant aux attentes de chaque type d’acheteur. Et ça fonctionne ! Après avoir ouvert, en 2013, leur unique pas-de-porte à ce jour, ils rachètent, après le décès de son fondateur, Alain Stark, la maison Mazarin Grand Faiseur en 2015.
Un an plus tard, ils acquièrent l’enseigne américaine William Abraham, spécialiste de la chaussette de luxe et qui distribue des modèles rares et précieux en laine de vigogne ou en cervelt (duvet de cerf rouge de Nouvelle-Zélande), lesquels coûtent plus de mille dollars la paire. « Cela nous a permis de renforcer notre présence sur le marché américain », dit Jacques Tiberghien. Ils y réalisaient déjà 20 % de leurs ventes. D’ailleurs, un client américain leur a dernièrement acheté une quarantaine de paires de chaussettes pour un montant de 14 000 euros !
Les chaussettes ne se cachent plus
Leur clientèle est clairement plus internationale, américaine et asiatique, que française. 80 % des ventes se font par leur site et 60 % des commandes sont expédiées à l’étranger. Soit, chaque année, plus de cent mille paires vendues à travers le monde.
L’homme élégant et exigeant, quand il s’agit d’habiller ses pieds, a longtemps été américain ou asiatique. Question de pouvoir d’achat, mais également de culture. Il fallait en France appartenir à une certaine élite politique, entrepreneuriale ou culturelle pour avoir le goût d’assortir ses chaussettes à son costume et à ses souliers. C’est ainsi que les Gammarelli sont devenues un symbole de pouvoir sur un marché terne et stagnant. Mais qui est en train de changer favorablement.
Car les pieds se décoincent. « Nous devons ce dynamisme à la mode, analyse Muriel Rajaut-Toury, directrice du marketing de Bleuforêt. En lançant les pantalons cigarettes et les pantacourts, les stylistes ont porté les regards sur les chevilles. Parallèlement, en jetant la cravate – les cadres en portent de moins en moins au bureau –, ils ont reporté leur envie de décalage et de fantaisie sur leurs chaussettes. Elles sont devenues plus visibles et plus impliquantes. » Résultat, si le noir et l’anthracite sont toujours les couleurs les plus vendues, le marine est monté en puissance, comme toutes les palettes de bleus et de rouges.
En parallèle, « depuis deux ans, sous l’influence des grands labels de la mode masculine, qui ont lancé dans les magazines la tendance des pieds nus dans des chaussures de ville, les hommes ont suivi et portent de plus en plus de chaussettes dites invisibles. » Ce créneau, qui était réservé au sportswear, explose et connaît une croissance à deux chiffres, poursuit Muriel Rajaut-Toury.
De toutes les matières, celle que les hommes préfèrent, c’est le fil d’Ecosse. A l’inverse des femmes, qui privilégient la douceur et la chaleur de la laine et du cachemire, ils apprécient son toucher sec et sa légère brillance. Ce que confirme François Dubus, acheteur au Printemps : « La chaussette est devenue un accessoire à part entière, et la profusion de couleurs et de motifs chaque saison les incite à multiplier les expériences. » Les Français aiment la chaussette qui tient au mollet, alors que les Italiens la porte haute et fine. Ce sont eux qui sont les principaux acteurs de ce marché.
Tandis que le secteur historique de la bonneterie française a subi de plein fouet l’ouverture du marché à des produits étrangers bas de gamme, qu’il n’a pas su se restructurer, qu’il a privilégié les démantèlements et les fermetures d’entreprises, comme celle de Kindy, les Italiens, par leur organisation en petits ateliers bien plus qu’en usines, ont su résister aux différentes crises. Ils sont aujourd’hui les sous-traitants des grands noms du luxe. Reste malgré tout, en France, une volonté patrimoniale de soutenir ce secteur qui va de l’avant des deux pieds…
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