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Deux familles travaillent ensemble dans un étonnant aller-retour France-Angleterre afin de fabriquer des souliers pour homme, à la main... comme au XIXème siècle. Visite de l'usine à Rushden avec The Good Life.
A la tête du groupe français ManBow, détenteur de Bowen, les héritiers d’un bottier français émigré à Londres en 1840 se sont associés avec les héritiers de la manufacture Alfred Sargent, fondée en 1899 dans le Northamptonshire.
A Rushden, bourgade du Northamptonshire, la longue silhouette en brique rouge s’incruste entre les maisons ouvrières flanquées de l’incontournable bow-window festonné d’un rideau de dentelle. Attention, icône : la région est le berceau de la pompe masculine de luxe – voire royale – en cuir cousu Goodyear. Certes, des 150 ateliers répertoriés en 1950, où travaillaient 7500 personnes, ne restent qu’une poignée, dont John Lobb, Edward Green, Sanders & Sanders, Crockett & Jones ou Church’s… Souvent familiaux, ils ont subi de plein fouet le choc des années 60. « Une brutale concentration des ateliers a cassé les prix et tué l’esprit manufacture. Certains produisaient en quantité pour les marchés étrangers, et importaient même des chaussures d’Espagne et du Portugal. Les fabriques anglaises n’étaient plus compétitives sur le Goodyear, abandonné pour du bas de gamme. Comme la nôtre, certaines ont résisté, car elles exportaient déjà à l’étranger, où elles étaient reconnues », explique Paul Sargent, mémoire vivante de cette épopée.
En fait, le nom de la famille Sargent s’est construit sur un coin de table à partir du XVIIIe siècle. Les gens travaillent alors à façon chez eux, concentrés sur une tâche unique. La famille Sargent fait fonction de finisseur, en assemblant des souliers avec les pièces remises par les autres façonniers. Vers 1850, elle fonde un premier atelier regroupant 24 hommes, 6 femmes et 6 jeunes enfants. La manufacture actuelle, de 4 000 mètres carré, a été bâtie en 1915 par Alfred Sargent – né en 1857 –, et elle fut l’une des premières de plain-pied à être dotée de l’électricité.
Bowen & Alfred Sargent, une manufacture hors d’âge
Avec sa porte peinte en vert anglais, l’« office » s’ouvre aux VIP accueillis par les arrière-petits-fils d’ Alfred en personne. Vêtus d’une blouse blanche – signe distinctif de la direction –, le volubile Paul Sargent et le taiseux Andrew Sargent sont accompagnés de Nicolas Thierry, plutôt adepte du chandail. Ancien trader à New York, actuel directeur de la manufacture, ce dernier est membre de la fratrie à la tête du groupe ManBow qui, en 2011, a pris 51% des parts de l’atelier. C’est également à Rushden que les chaussures Bowen sont produites depuis leur création, en 1980. Ce groupe familial français plonge lui aussi ses racines dans les années 1840, lorsque l’ancêtre émigré à Londres, Nicolas Thierry, fera fortune comme bottier, après avoir créé une marque à son nom diffusée jusqu’à New York – il chaussera même Buckingham.
Ces deux histoires familiales complexes ont naturellement fini par s’entrecroiser ! Un corridor étroit dessert la direction générale, en mezzanine sous la verrière qui coiffe la fabrique. A un bout, le bureau des frères Sargent. Eux seuls possèdent la carte de ce labyrinthe de meubles de guingois, de chaussures seventies, de prototypes inachevés et de documents de toute sorte. A l’autre bout, aussi chichement éclairé qu’une nef d’église : le showroom. « La qualité d’une chaussure de luxe se voit à sa semelle », professe Nicolas Thierry en retournant délicatement une nouveauté. On scrute le cuir végétal macéré en fût de chêne qui, tel un bon cognac, teinte d’ambre le recto des collections Alfred Sargent et Bowen by Alfred Sargent (nouvelle appellation mettant en valeur le tour de main de Rushden). Dans cet espace, parfums des peaux, colles et cirages montent au nez. En contrebas, 50 ouvriers s’activent. « Nos employés cumulent à eux tous près de mille quatre-vingt-quatre ans de service dans l’entreprise », poétise Paul en nous poussant vers le département des patronniers.
Brian et Steve y travaillent depuis trente ans. Un ordinateur est noyé parmi les dessins au feutre et les prototypes de modèles en gestation sculptés à la main dans du bois tendre. Unique – et chère (3 334 € pièce) –, cette forme est recouverte de papier mâché sur lequel sont dessinés à la main les éléments et l’allure de la chaussure en gestation, ce papier est ensuite moulé et fixé sur la forme. Sous nos yeux traîne justement un projet de jodhpur où, sur une idée émise par Nicolas Thierry, une double lanière vient boucler la cheville. « On crée une maquette en papier qu’on retravaille directement sur la forme, explique Brian. Chaque élément du soulier est séparé avant de recomposer un ensemble y compris la doublure. Tout est découpé à la main. Lorsque le prototype est calé, nous entrons les données dans l’ordinateur.»
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