The Good Business
Il y a cinq ans, il a réussi à implanter de faux souvenirs dans le cerveau d'une souris. Aujourd'hui, il travaille pour l'appliquer à l'homme et rêve, à terme, de soigner les personnes atteintes de troubles psychiatriques ou de la maladie d'Alzheimer. The Good Life a rencontré Steve Ramirez, le neuroscientifique qui joue avec votre mémoire.
Rien ne le prédestinait à un tel succès. Ni ses origines – des parents salvadoriens entrés illégalement sur le territoire américain dans les années 70 pour fuir la guerre civile –, ni ses notes au lycée. « J’étais bon, sans être excellent. Le genre à n’avoir que des B. » Ni même ses goûts personnels, très éclectiques. Et puis il y a eu cette fille, rencontrée dans un laboratoire de sa fac au moment de choisir une spécialité. Elle s’intéresse aux neurosciences. Le jeune homme décide de la suivre. Un échec côté cœur. Mais un bon choix du point de vue professionnel. Steve tombe amoureux de la discipline. Dix ans plus tard, ce natif du Massachusetts est l’un des scientifiques les plus en vue de la planète. Non content d’être passé par la case MIT pour y réaliser son PhD (doctorat), il est devenu professeur à Harvard en 2016. Il a également publié dans les prestigieuses revues Nature et Science, a été classé parmi les « 30 innovateurs de moins de 30 ans les plus prometteurs de 2015 » par le magazine Forbes et a reçu une quinzaine de récompenses. Quant à sa conférence TED donnée en 2013, elle a été vue plus de un million de fois sur Internet. Et pour cause : Steve Ramirez a réussi à transformer les souvenirs d’une souris en manipulant son cerveau. Un exploit qu’il entend réitérer sur l’homme, avec pour objectif de soulager autrement que par la chimie les personnes souffrant d’angoisses, de dépression ou de stress posttraumatique, comme les soldats rentrant de guerre ou les victimes d’attentat. « Depuis des années, on soigne les gens avec des molécules de Prozac ou de Xanax, qui ont été découvertes il y a plus d’un demi-siècle. Or, elles ne fonctionnent que sur la moitié des patients et ont d’importants effets secondaires. Il est temps d’imaginer de nouvelles approches, moins invasives et plus efficaces », argumente-t-il via Skype, depuis sa chambre à la déco dépouillée.
Parcours
- 1988 : naissance à Everett, Massachusetts.
- 2006 : études de neurosciences, à l’université de Boston.
- 2010 : PhD au MIT, dans le laboratoire du Prix Nobel de médecine, Susumu Tonegawa.
- 2012 : création d’un faux souvenir dans le cerveau d’une souris.
- 2014 : succès de son cours « Comprendre les neurosciences avec Hollywood », à l’université Tufts (Massachusetts).
- 2015 : entrée dans le classement des « 30 innovateurs de moins de 30 ans » de Forbes.
- 2016 : entrée à Harvard en tant qu’enseignant-chercheur.
Ramirez, un vulgarisateur hors pair
Avec son air juvénile et sa façon de vous répondre sans chichis à 7 heures du matin, une tasse de café à la main, ce chercheur de 28 ans pourrait facilement passer pour l’un de ses étudiants. Mais il suffit de le brancher sur son thème de recherche pour comprendre à qui on a affaire : une tête bien faite et un réel optimiste. Un trait de caractère hérité de son éducation. « Grandir dans une famille de réfugiés, qui a dû se battre pour survivre, m’a donné un mental de battant. Pour moi, la question n’a jamais été : “Arriverai-je à faire telle ou telle chose ?” mais “Comment faire pour y parvenir ?” » explique celui qui participe chaque année au marathon de Boston. Bref, Steve est du genre tenace. « C’est ce qui m’a permis d’arriver où j’en suis aujourd’hui. »
Interrupteur biologique
Son idée ? Identifier les neurones porteurs de souvenirs et les activer, ou les désactiver, au moyen d’un interrupteur biologique. Un peu comme dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, film de Michel Gondry dans lequel le héros tente d’oublier une histoire d’amour en effaçant ses traces de sa mémoire. Sauf qu’ici il s’agit moins de supprimer les souvenirs négatifs que de les atténuer, en activant des souvenirs heureux au moment où le traumatisme s’anime. « L’objectif est de moduler l’impact des mauvais souvenirs, sans donner aux patients l’impression d’abandonner une partie d’eux-mêmes. Il ne faut pas oublier que les souvenirs font de nous qui nous sommes », précise-t-il. Une idée restée dans le strict domaine de la science-fiction pendant de longues années, jusqu’à cette veille de Noël 2012. Steve n’est alors qu’un doctorant de 24 ans. Il a décidé de profiter du calme de son laboratoire pour réaliser une nouvelle expérience. Alors que son binôme Xu Liu (décédé en 2015) est en vacances aux parc national de Yosemite, en Californie, le jeune chercheur place une souris dans une boîte en métal, de façon à créer un premier souvenir. Puis il transpose le rongeur dans une autre boîte et lui administre une petite décharge électrique, tout en réactivant le souvenir de la première boîte grâce à une stimulation des cellules de l’hippocampe porteuses du souvenir. Pour cela, il lui a fallu identifier les neurones en question et les stimuler grâce à l’optogénétique. Cette méthode, qui allie optique et génétique, rend les neurones sensibles à la lumière, ce qui permet de les activer ou de les désactiver au moyen d’une stimulation laser.
L’optogénétique, c’est quoi ?
Mis au point en 2005, cet outil est en train de révolutionner les neurosciences. Il permet de cibler certains neurones en fonction de leur type ou de leur emplacement, puis de les « marquer » afin de les stimuler plus tard. Pour cela, les cellules sont génétiquement modifiées au moyen d’un virus inséré dans le cerveau. Une fibre optique est ensuite implantée dans le cerveau pour faire passer une lumière qui agira comme un « interrupteur ». Grâce à elle, les neurones peuvent être activés et désactivés à l’envi. Très utilisée dans l’étude des réseaux neuronaux, cette technique a déjà permis de mieux comprendre certaines pathologies neurodégénératives, comme la maladie de Parkinson, et pourrait, notamment grâce à Steve Ramirez et Xu Liu, mener à une meilleure connaissance de la maladie d’Alzheimer.
Cette étape réalisée, Steve Ramirez replace la souris dans la première boîte. Surprise : le rongeur se fige, paralysé par la peur de recevoir une décharge. Grâce à la manipulation, l’animal a associé le souvenir de la première boîte au souvenir du choc électrique reçu dans la seconde. En d’autres termes, le chercheur lui a implanté un faux souvenir. En quelques minutes, il vient de prouver qu’il est possible d’identifier les cellules du cerveau activées lors de la mémorisation et porteuses du souvenir. Et de modifier ce souvenir en manipulant les neurones correspondants. Bien sûr, « il faudra encore attendre quelques années pour pouvoir l’appliquer à l’homme », mais, selon Steve Ramirez, ce n’est qu’une question de cinq ou six décennies. Le temps de mettre en place une solution non invasive. « Par exemple, par stimulation lumineuse, chimique, magnétique ou radio. »
En finir avec Alzheimer ?
Dans la communauté scientifique, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. « Personne ne pensait une telle chose possible, donc personne n’avait jamais tenté quoi que ce soit dans ce sens », explique Steve Ramirez. Le chercheur la joue modeste. Mais le grand public est fasciné. Le New York Times en fait l’un de ses gros titres. Des journalistes appellent du monde entier, même la nuit. Et les invitations à des conférences pleuvent, avec, en filigrane, cette question : si les souvenirs sont modifiables, qui peut-on croire désormais ? Qui possède la bonne version des faits ? soi-même ou son interlocuteur ?
Aujourd’hui à la tête de son propre laboratoire, Steve Ramirez est plus pragmatique : il cherche des financements. « J’ai passé les six derniers mois à quémander de l’argent auprès des institutions, afin de recourir à davantage de postdoctorants et d’acheter des machines. Sans cela, nous ne pourrons pas aller loin. Tout cela n’aura servi à rien. » Or, à terme, ses travaux pourraient permettre de mieux comprendre la maladie d’Alzheimer. Pour, un jour peut-être, la guérir. « Des chercheurs de mon équipe sont récemment parvenus à rendre la mémoire à une souris atteinte d’Alzheimer. Cela amène à supposer que la mémoire des malades n’est pas définitivement perdue, et que leurs difficultés résident dans l’accession aux souvenirs. Si cette hypothèse est juste, l’enjeu serait de trouver un moyen d’accéder de nouveau à ces souvenirs, par exemple en stimulant artificiellement les cellules défectueuses », imagine-t-il.
Quant aux questions éthiques que cette manière de soigner pourrait poser, le scientifique en appelle à la responsabilité de tous. « Bien sûr, il faudra légiférer, comme souvent lors d’avancées scientifiques. Mais il ne faut pas s’empêcher de faire de la recherche pour autant. Les psys ne prescrivent pas des anxiolytiques à tous leurs patients. Il n’y a pas de raison qu’ils se mettent à manipuler le cerveau et les souvenirs de leurs patients si ces derniers n’en ont pas besoin. »
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