Culture
De Marfa, au Texas, au Muy, dans le Var, en passant par Rouen et Londres, les artistes squeezent les grandes institutions et créent leur propre musée. Analyse d'un phénomène qui prend beaucoup d'ampleur.
Il y a quelques années, Jonathan Loppin et six autres artistes ont racheté une ancienne usine près de Rouen afin d’y travailler et d’y stocker leurs œuvres. Face à la dimension des lieux, l’idée d’en faire aussi un espace d’exposition et de résidence d’artistes s’est vite imposée. C’est ainsi que le SHED est né, qui accueille le public à la belle saison depuis septembre 2015.
A sa suite, bien d’autres artist-run spaces ont éclos. Les mutations du monde de l’art sont pour beaucoup dans l’émergence de ces structures autogérées par les artistes, en lien parfois avec des commissaires d’exposition des musées. Nombre de galeries ont été contraintes de mettre la clé sous la porte. A Paris, plus d’une douzaine ont disparu en l’espace d’un an. Les jeunes enseignes qui défendent une scène émergente sont les plus fragilisées. Accablées par les frais fixes, elles pâtissent en même temps d’une sévère désaffection due à la concurrence des foires et des maisons de vente, qui se sont mises à organiser des sessions d’art contemporain. Face au déclin des systèmes traditionnels, les artistes n’ont souvent d’autre solution que de prendre leur sort en main, en créant leur propre structure.
Le phénomène des artist-run spaces est assez notable pour que la Villa Arson, à Nice, lui ait consacré, à l’automne dernier, une grande exposition. Une vingtaine de structures étaient au rendez-vous, fédérant plus de cent vingt artistes. Le Tank Art Space de Marseille voisinait avec La Station de Nice ; le Bon Accueil de Rennes, avec le Lieu-Commun de Toulouse. Loin de fonctionner à bas régime, ces artist-run spaces offrent des formats de production plus libres que dans les structures établies, et manifestent souvent de grandes ambitions.
C’est ainsi que le SHED présentera, en septembre, une exposition d’Ann Veronica Janssens et, en 2018, une autre d’Ugo Rondinone. Pourquoi ces deux sommités de l’art contemporain acceptent-elles de faire un détour par Rouen ? « Parce que les artistes sont de plus en plus agacés par les contraintes croissantes des grands musées, répond Jonathan Loppin. Les considérations de sécurité empêchent souvent la présentation de certaines œuvres. Notre structure, qui est plus souple, peut prendre davantage de risques. Dans le cadre de notre dernière exposition, nous avons autorisé Dominique Blais à creuser un trou de trois mètres dans le sol. Cette percée n’aurait pas été possible dans les musées classiques. »
Un lieu d’ébullition de la pensée
Les artist-run spaces répondent aux rigidités de l’institution en mettant en avant une dimension plus expérimentale. Ils récusent aussi les rudesses du modèle marchand en proposant des alternatives plus humaines et plus conviviales. C’est le cas de Tonus, à Paris, un espace créé en 2015 par le duo Vincent de Hoÿm et Jade Fourès-Varnier, dont les vernissages d’exposition sont des œuvres en soi, organisés autour de joyeux banquets. Les nappes décorées, les assiettes peintes, les tableaux très matissiens de bouquets de fleurs aux murs sont un prétexte à questionner les « possibles liens qui unissent l’art aux autres aspects de la vie contemporaine : les loisirs, la gastronomie, la mode, le spectacle, la musique… »
Plus récemment, l’artiste Kader Attia, Prix Marcel Duchamp 2016, a inauguré, en novembre dernier, rue Lafayette, à Paris, La Colonie, un espace de rencontre dont l’épine dorsale est un café ouvert à tous, de 8 heures à 2 heures. « Ça fait un moment que j’avais envie de créer une plate-forme de débat qui donne la parole à des gens issus de toutes classes sociales et de toutes religions, explique Kader Attia. Après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, je me suis dit qu’il fallait passer à l’acte en créant un espace de discussion qui permette de recréer des ponts entre les pensées, afin d’œuvrer à réparer une société française qui n’en finit plus de se fragmenter… » L’idée, là encore, est de créer un lieu d’ébullition de la pensée qui intègre une dimension festive. Pour l’inauguration de La Colonie, en octobre dernier, Kader Attia avait donné le ton en lançant une invitation à partager le couscous de sa mère.
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