The Good Business
Plusieurs générations d’enfants et de collectionneurs ont été fascinés par ces modèles réduits de Ferrari, de Lamborghini et de Maserati siglés Bburago. Une marque italienne emblématique, qui doit son salut… à la Chine.
C’est une véritable ruche, réglée comme une montre suisse, selon les principes les plus élémentaires du taylorisme. Vêtues d’un polo rose et assises à un poste de travail, les 300 ouvrières assemblent petit à petit les Ferrari miniatures qui arrivent jusqu’à elles via des tapis roulants. Phares, roues, pare-brise, sièges, volants : un à un, les minuscules composants sont intégrés manuellement par ces abeilles des temps modernes, toutes courbées les unes derrière les autres, en file indienne. En bout de chaîne, une dernière employée récupère ces petits bolides et les fait rouler sous la paume de sa main pour tester leur solidité. La marchandise est enfin emballée manuellement dans de jolies boîtes elles aussi fabriquées et imprimées sur place, avant d’être exportée vers 110 destinations, « dont Tahiti, les îles du Pacifique et la Nouvelle-Calédonie ! » rigole Tony Ng, notre guide pour la journée.
A Shaoguan, petite ville du sud de la Chine où se trouve la grande usine de Bburago (@bburago_collezione), célèbre « constructeur » italien spécialisé dans les modellini de voitures de sport, autant dire qu’on n’aime pas vraiment les sous-traitants. Cette gigantesque usine de 4 000 ouvriers appartient au groupe May Cheong, un fabricant de jouets de Hong Kong né il y a cinquante ans. May Cheong a racheté Bburago en 2006, qui était alors empêtrée dans un scandale financier et condamnée à une mort certaine. Fondée en 1973 par Mario Besana et installée dans la ville de Burago di Molgora, près de Milan, cette pépite italienne avait fasciné plusieurs générations d’enfants et de collectionneurs avec ses fameux modèles réduits de Ferrari, de Lamborghini, de Maserati… Dans la foulée du rachat, le site historique de production quitte alors naturellement l’Italie pour l’extrême sud de la Chine, à Shaoguan, une ville de 3 millions d’habitants située dans la grande province manufacturière et exportatrice du Guangdong. L’usine produit désormais 4 millions de voitures Bburago par mois, à plusieurs échelles : du 1/64 pour les plus petites, tenant dans une main, au 1/10 pour les plus grandes.
Un cahier des charges très strict
Forcément, les racines italiennes de la marque ne sont plus vraiment perceptibles à Shaoguan. A l’entrée du site – un magnifique complexe arboré de 230 000 m2, avec des ateliers par dizaines, des dortoirs pour les ouvriers et même une piscine extérieure réservée aux VIP de passage –, les drapeaux de Hong Kong et de la Chine populaire flottent haut dans le ciel gris. Mais May Cheong continue malgré tout de produire les légendaires minivoitures de Bburago dans le plus strict respect du cahier des charges d’origine. Tout a été centralisé. Les matières premières sont importées à 90 % : les lourdes briques de zinc (20 kg chacune) servant à la fabrication de la carrosserie proviennent le plus souvent d’Australie ; le PVC des pneus, souples comme ceux d’une vraie berline, vient quant à lui de Corée du Sud. « C’est une usine tout-en-un. De cette façon, nous avons une maîtrise parfaite de la qualité et des cadences, explique Tony Ng. Cela n’a pas été facile de relancer Bburago, car, après sa faillite, la marque a cessé d’exister pendant deux ans. Nous avons travaillé dur pour obtenir la confiance des distributeurs. Bburago est dorénavant de retour sur le marché. A présent, tout est fait en Chine, mais c’est la même qualité. »
Ce choix stratégique (aucun sous-traitant, contrôle de A à Z, tolérance zéro pour l’imprécision) est plutôt rare dans le monde du jouet, une industrie à forte intensité de main-d’œuvre et, de ce fait, plus exposée au risque de défauts que les autres produits de consommation. En Chine, la filière ne s’est d’ailleurs jamais vraiment remise du grand scandale des jouets toxiques de 2007. Cette année-là, Mattel avait dû rappeler 21 millions d’articles défectueux ou dangereux pour la santé, tous fabriqués dans le pays. La Chine assemble en effet la quasi-totalité des jouets de la planète, une production monstre, dont l’épicentre se trouve dans une autre agglomération du Guangdong, à Chenghai, une ville-usine de 750 000 habitants devenue la capitale du jouet mondialisé.
Bburago, monopole mondial
Pour monter en gamme ou s’assurer une place au soleil sur ce marché saisonnier, hypercompétitif et submergé par les contrefaçons, certains fabricants chinois et hong-kongais achètent une licence exclusive auprès d’une marque reconnue, tout en continuant de produire parallèlement des jouets sous leur propre nom. C’est ce qu’a fait May Cheong, en rachetant, dès 2010, les droits exclusifs lui permettant de fabriquer, de distribuer et de revendre dans le monde entier des jouets estampillés Ferrari. Nouveau coup en 2015 : la société hong-kongaise décroche cette fois la licence permettant de produire les modèles Ferrari pour collectionneurs, beaucoup plus lourds et plus sophistiqués, en alliage de zinc. En vertu du contrat, May Cheong détient donc un monopole mondial sur les Ferrari miniatures. Elle verse chaque année des royalties au constructeur italien, lequel contrôle, en retour, la moindre étape du processus. Le siège de Ferrari, à Maranello, près de Modène, scrute tout au peigne fin : entre le choix d’un nouveau modèle et l’envoi des premiers échantillons pour validation, le processus peut prendre jusqu’à… six mois !
Sans surprise, l’élément que Ferrari surveille le plus est son emblématique coloris rouge. « Dans Pantone, il y a plusieurs rouges, mais pour Ferrari, il n’y en a qu’un qui vaille ! » plaisante Tony Ng en citant ce nuancier universel, utilisé dans les métiers de la conception graphique et de l’imprimerie et permettant à deux interlocuteurs de s’y retrouver parmi les quelque 990 couleurs référencées. Une fois démoulés, polis à la main puis lavés à l’eau, les modellini sont accrochés, six par six, sur des crochets eux-mêmes suspendus à des rails. Le tout part ensuite à la peinture. Comme dans une véritable usine automobile, un robot se déplaçant de haut en bas pulvérise alors le fameux rouge sur les voitures. Les dernières petites touches sont réalisées à la main, au pistolet ou au pinceau, avec une précision digne des moines copistes du Moyen Age.
Bburago, des modèles conformes à 99 %
L’autre étape sensible est la pose de l’emblème de Ferrari : le célèbre cheval noir, cabré sur un fond jaune surmonté des trois couleurs du drapeau italien. A Shaoguan, le souci obsessionnel du détail imposé à May Cheong est tel qu’il vire parfois au casse-tête. « Ce modèle, c’est le plus compliqué ! Parfois, on s’arrache vraiment les cheveux. Regardez le nombre de logos qu’il faut accoler ! » soupire Huang Xilong, 45 ans, en montrant du doigt les différents bolides de formule 1 sur la ligne de production.
Une à une, les ouvrières les attrapent sur le tapis roulant qui passe à côté d’elles pour les caler sur le socle de la machine à impression tampographique pour apposer mécaniquement les différents emblèmes aux endroits requis. Magique ! « Grâce à nos efforts, nos voitures sont conformes dans 99 % des cas », explique fièrement Wang Changsheng, en charge du contrôle qualité. May Cheong sait qu’elle n’a pas le droit à l’erreur. L’Italie étant toujours son premier marché, avec 10 % des ventes, tout écart à la tradition serait rapidement sanctionné par les consommateurs transalpins. Et pour limiter le risque d’erreur, la firme hong-kongaise s’automatise en expérimentant ici ou là la robotisation.
En dix ans, entre l’arrivée des robots et les hauts et les bas de la demande, le site de Shaoguan a perdu 2 200 employés par rapport au pic de 2006. Mais la quasi-totalité des tâches reste tout de même assurée par des ouvriers. La plupart sont d’ailleurs des femmes de la région, âgées entre 30 et 40 ans. Car les plus jeunes, elles, ont préféré tenter leur chance à Canton, à Dongguan ou à Shenzhen, les grosses villes de la province. Les moins qualifiées sont placées sur la ligne d’assemblage. Là, les salaires tournent autour de 350 euros par mois, pour 8 heures de labeur quotidien, du lundi au vendredi, avec la possibilité d’arrondir les fins de mois en venant le samedi. Les tâches sont répétitives, sans aucun doute, mais le management compense en offrant, à l’extérieur des ateliers, un cadre de vie qu’on ne voit pas aussi souvent dans les usines chinoises.
Tiré à quatre épingles, ce « campus » impressionne par ses espaces verts. Ses rangées de néfliers du Japon donnent, chaque avril, de jolis petits fruits orangés. Le soir, la fin du travail est célébrée en musique. Lorsque les premières notes de cantopop – contraction de cantonese popular, un genre musical populaire de Hong Kong – résonnent dans l’air chaud, les ouvriers passent à toute allure à travers les tourniquets marquant la frontière entre les lignes d’assemblage et le reste du site. Le flot des petites mains laborieuses de Bburago, courant vers la cantine, ou vers les tables de ping-pong en bas des dortoirs, évoque alors une fourmilière de forêt qui, sous l’effet d’un violent coup de pied, se viderait soudainement de ses habitants, pour mieux les aspirer, le matin suivant, dans un nouveau torrent ininterrompu.