The Good Business
Chaque année, on estime que l’humanité engloutit 15 milliards de tonnes de granulats (sable, graves…) pour construire le monde et le façonner selon ses désirs. Il s’agit de la 2e ressource naturelle la plus consommée après l’eau. La civilisation moderne lui doit tout. Et pourtant, les données globales sont inexistantes...
D’aucuns associent aisément le sable à un imaginaire de vacances, de nature, de délassement et d’exotisme. L’industrie touristique l’a capitalisé avec succès et l’iconographie mondiale l’a célébré sous toutes ses formes. Pourtant, il n’est pas besoin d’aller bien loin pour constater l’omniprésence du sable et des granulats dans nos sociétés. Au total, on en dénombre plus de 200 utilisations : verre, papier, lessive, dentifrice, détergents, microprocesseurs, etc. Cette grande diversité d’applications est due à la nature minérale très variée des grains détritiques (formés de débris, NDLR) qui composent le sable. En effet, le sable ne se définit que par sa granulométrie. « Géologiquement, le sable se constitue de toute particule dont la taille est comprise entre 63 microns et 2 millimètres, précise Eric Chaumillon, géologue marin et professeur à l’université de La Rochelle. Les sables siliceux, constitués de quartz, sont dominants dans la composition des sables, car ce minéral, issu des roches de la croûte terrestre, est quasiment inaltérable. Une autre catégorie fréquente est le sable calcaire (le fameux sable blanc des plages tropicales), le plus souvent détritique : il provient de la fragmentation de roches calcaires préexistantes ou d’accumulations de coquilles calcaires d’organismes. Les industriels n’adoptent pas forcément la même définition scientifique. Les matériaux qu’ils utilisent sont des granulats et désignent des fragments de roche dont la taille est inférieure à 125 millimètres. »
Ainsi, le sable est-il bien concerné…
Mais au même titre que d’autres éléments comme les gravillons ou les graves. Il apparaît que le secteur de loin le plus vorace est sans conteste celui du BTP (bâtiment et travaux publics). Les granulats peuvent être employés tels quels pour les activités de travaux publics (construction des routes ou des voies ferrées) ou être associés à d’autres minéraux afin de fabriquer des matériaux de construction comme le béton, dominant à l’échelle de la planète. Une maison d’habitation classique nécessite entre 100 et 300 tonnes de granulats, quand il en faut environ 30 000 pour la construction d’un seul kilomètre d’autoroute. Une centrale nucléaire en nécessite, quant à elle, 12 millions de tonnes. Les chantiers de travaux publics absorbent près de 80 % de la production française, tandis que le secteur du bâtiment consomme les 20 % restants. Ainsi, en France, la consommation totale est estimée à 450 millions de tonnes par an, soit plus de 7 tonnes par an par habitant, ou plus de 20 kg par jour par habitant, sommes colossales et conversions vertigineuses qui quantifient nos aspirations modernes.
A l’échelle planétaire, le sable représente environ un tiers du total des sédiments et semble inépuisable
« Le nombre de grains de sable sur la planète serait ainsi équivalent au nombre d’étoiles dans l’univers. Mais la plus grande partie du sable est inexploitable, car profondément enfouie dans les océans ou sous d’autres sédiments. Bien que présents en très grande quantité, sables et granulats se forment sur des échelles de temps géologiques – plusieurs milliers, voire millions d’années. Les ressources exploitables de sable et de granulats sont donc limitées et non renouvelables. », explique Eric Chaumillon. Par ailleurs, tous les types de sable ne sont pas exploitables. Le sable éolien des déserts (fortement usé et rond) est, par exemple, impropre à la construction. En France, la production de granulats provient de roches massives (200 millions de tonnes), de l’exploitation de gisements de roches meubles d’origine alluvionnaire (100 millions de tonnes), du recyclage (23 millions de tonnes), de sables non alluvionnaires (19 millions de tonnes) et de l’extraction marine (7 millions de tonnes). La situation de la France est spécifique, car le pays a toujours bénéficié d’un sous-sol suffisamment riche en ressources minérales. Il fut d’ailleurs largement exploité, comme l’atteste le maillage dense des carrières présentes sur tout le territoire.
Des obstacles grandissants
En premier lieu, les industriels du secteur sont confrontés à l’épuisement des ressources dans les carrières existantes, qui les poussent à chercher de nouveaux gisements. Les espaces potentiellement exploitables par l’industrie des granulats se raréfient, car ils cristallisent des vocations diverses et parfois concurrentes. Urbanisme, agriculture, réglementation de l’eau ou encore protection des espèces et de la biodiversité (zones Natura 2000, parcs naturels…) complexifient l’usage du sol. Ainsi l’extraction marine semble-t-elle être une alternative alléchante. Les granulats marins possèdent de surcroît une origine géologique identique à celle des matériaux alluvionnaires terrestres, ce qui leur assure des caractéristiques et des domaines d’application semblables. « En France, il existe actuellement 18 sites industriels d’extraction, dans la Manche et dans l’Atlantique, qui contribuent à 2 % de la production nationale en granulats, commente Laure Simplet, ingénieur géologue à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). L’activité est strictement réglementée et encadrée par l’État. En effet, l’extraction des granulats marins relève du code minier, et l’Ifremer intervient en tant qu’expert pour le compte des services de l’État dans le cadre de l’instruction des titres miniers en lien avec cette activité. On observe que cette tendance augmente. »
L’exploitation des granulats marins n’est pas sans effets sur l’environnement. Au fil des études scientifiques, on appréhende les menaces et les bouleversements sans pour autant réussir à généraliser ni à observer toutes les conséquences qui peuvent découler de cette perturbation. « L’exploitation a des effets auxquels on ne peut pas échapper, souligne Laure Simplet. On peut citer la destruction du benthos – la faune vivant sur le fond –, les effets sur la morphologie des fonds marins ou encore la formation d’un panache turbide par remise en suspension des sédiments. Par exemple, la mise à découvert d’un dépôt différent de celui qui existait avant l’extraction ou le dépôt des sédiments du panache turbide peuvent modifier la nature des fonds marins qui, elle-même, peut engendrer un changement d’habitat. C’est tout l’écosystème qui peut alors être mis en danger. La question est de savoir si, une fois l’activité d’extraction arrêtée, l’environnement va pouvoir se restaurer. Le problème est que le milieu marin n’est pas forcément bien connu. C’est un sujet à propos duquel il faut être vigilant, car on ne connaît pas toutes les conséquences et on a très peu de recul sur ce sujet. »
Par ailleurs, les plages et les barrières sédimentaires constituent la meilleure protection contre le vent, les vagues, les tempêtes et la submersion, mais il est difficile de déterminer exactement les impacts des extractions de granulats marins sur les côtes. « Chaque côte et avant-côte ayant ses propres caractéristiques hydrodynamiques, géomorphologiques et sédimentologiques, explique Eric Chaumillon, une analyse spécifique doit être conduite sur chaque site d’extraction potentiel, en prenant en compte la profondeur de l’eau, la distance à la côte, la distribution et l’amplitude des tempêtes, la réfraction et la réflexion des vagues et la nature sédimentaire des fonds marins. » Le domaine scientifique donne évidemment la primauté au principe de précaution. Mais le temps scientifique, nécessairement long, se combine mal aux exigences impérieuses de l’industrie.
Une méconnaissance du sujet
Pourtant, l’enjeu de l’exploitation des granulats se traduit, au mieux, par une incompréhension du sujet et, au pire, par une complète indifférence. Urbanisation croissante, boom immobilier, spéculations touristiques et financières, poldérisation, tout est bon pour nourrir un appétit mondial qui se révèle insatiable. « Par comparaison, précise Eric Chaumillon, l’ensemble des extractions mondiales de granulats est proche, en tonnage, des exportations sédimentaires de l’ensemble des fleuves de la planète vers la mer, qui sont évaluées de 15 à 18 milliards de tonnes par an. » Ainsi l’homme peut-il s’enorgueillir d’être le plus grand agent perturbateur de l’environnement, son seul impact équivalant les forces naturelles de la planète.
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