The Good Business
Il est sans doute le plus méconnu et le moins tourbé des whiskies écossais. La distillerie Scapa, créée en 1885, a pourtant retrouvé une seconde jeunesse depuis qu’elle est entrée dans le giron du groupe français Pernod-Ricard.
Quand on parle des scotchs, on pense aux Highlands et au Speyside, les deux principales régions de production des whiskies écossais. A la limite aux îles Hébrides de l’Ouest, avec Islay et Jura. En revanche, seuls quelques amateurs pointus connaissent les Orcades… Il faut dire que cet archipel est situé très au nord de l’Écosse, entre le mainland (comme on dit au pays du chardon) et les îles Shetland – patrie des moutons et terre d’escale des hélicoptères qui transportent les travailleurs vers les plates-formes pétrolières de la mer du Nord. Autant dire que, pour y aller, c’est un peu la croix et la bannière. Certes, des liaisons aériennes relient Kirkwall, sur l’île principale, à l’Écosse « continentale » et à l’Angleterre, mais encore faut-il que le temps soit clément.
Des vestiges de la guerre
Ce sont les Pictes et les Vikings norvégiens qui ont, les premiers, colonisé ces îles sans grandes aspérités. Un patrimoine belliqueux qui a perduré jusqu’aux deux guerres mondiales. Grâce aux eaux très profondes de la baie de Scapa Flow et à ses marées irrégulières, la Royal Navy dispose là d’un port sûr. Ce qui n’empêche pas la marine allemande, après avoir coulé trois navires britanniques en mer du Nord dès 1914, d’envoyer ses U-Boot y tenter des incursions. Mais des mesures de renforcement y ont été prises, empêchant toute pénétration et permettant même d’éperonner et de couler un sous-marin dans la baie. Hélas, en 1939, ce qui a pu être évité lors du conflit précédent survient. Le U-Boot U-47 réussit à pénétrer dans la baie et à couler le cuirassé Royal Oak : 833 des 1 234 matelots et officiers du navire britannique perdent la vie. Winston Churchill, alors Premier Lord de l’Amirauté, donne l’ordre de couler des bateaux dans la baie de Scapa, afin d’en verrouiller les chenaux d’accès.
Les deux conflits mondiaux ont laissé des traces encore visibles aujourd’hui : les vestiges de certains bateaux coulés émergent à marée basse dans les baies de l’île principale, tandis que des bunkers dépassent des dunes qui bordent les superbes plages aux eaux turquoise, dignes d’un lagon tropical. Et, surtout, une chapelle touchante témoigne de la ferveur – et de l’ennui ? – des quelque 500 prisonniers italiens qui ont été internés sur l’île. Trompe-l’œil, fresques religieuses et fonts baptismaux ont tous été réalisés par ces hommes en quête d’un lieu de culte à leur image, coloré et fervent. Avec un système D ingénieux pour contourner les restrictions : le pied des fonts baptismaux a été confectionné avec un essieu de camion peint. C’est touchant de piété. On est bien loin du whisky ? Pas tant que ça. Car pendant la Seconde Guerre mondiale, la distillerie de Scapa continue à tourner à plein. Un quotidien de l’île raconte même qu’un chargement de 500 fûts est expédié en 1939 et que la capacité de la distillerie est augmentée pour atteindre 3 200 gallons (britanniques) par mois en 1945, soit un peu plus de 14 500 litres. Une belle réussite pour cette distillerie créée en 1885 et qui n’avait alors qu’une capacité de production annuelle de 180 000 litres.
Si les changements de propriétaire émaillent l’histoire de Scapa, les améliorations techniques permettent de produire des single malts plus purs, marqués par l’absence de notes tourbées, une exception dans les whiskies des îles écossaises. Mais l’histoire menace de s’arrêter au milieu des années 90, avec la fermeture de la distillerie en 1994. Deux ans plus tard, la production reprend, mais à plus faible vitesse, malgré d’importants investissements dans l’outil industriel par le propriétaire du moment, Allied Domecq. Il faudra attendre un nouveau rachat, par Pernod-Ricard, en 2005, pour que Scapa retrouve son aura. Alors que ses whiskies étaient essentiellement utilisés pour l’assemblage de blends, la distillerie commence par sortir des vintages en son nom, dont un 16-ans d’âge qui gagne la médaille d’or au concours mondial des spiritueux en 2009. Sous l’impulsion du groupe français, la production passe de quelques mois dans l’année à sept jours par semaine, ce qui permet d’augmenter le volume de production annuelle à quelque 1,1 million de litres d’alcool.
Aujourd’hui, Scapa reste la distillerie la plus septentrionale d’Europe, et ses single malts sont unanimement reconnus pour leur finesse et pour leur délicate touche iodée, mais sans aucune note tourbée. Témoin de son héritage insulaire, Scapa continue de se dresser face aux flots et aux vents, surveillée par seulement cinq personnes qui se relaient jour et nuit pour assurer la production du whisky. Et de garder un œil sur la baie de Scapa Flow à travers les baies vitrées de la salle de distillation, qui donne directement sur ses eaux profondes et ses secrets maritimes.