Culture
Première construction de Frank Gehry en Amérique latine, le musée de la biodiversité a déployé ses formes biscornues et ses couleurs pétaradantes en bordure du canal de Panama. Biomuseo est un musée déjà iconique, qui entend défendre, à travers ses immenses espaces d’exposition, le patrimoine naturel et géologique du pays.
On ne voit qu’elle. Depuis le centre historique de Casco Viejo ou depuis l’emblématique pont des Amériques qui enjambe le canal de Panama. Malgré la distance, cette
créature toute pimpante vous agrippe le regard. A l’heure où Paris s’extasie devant sa fondation Louis Vuitton, la ville de Panama accueille le Biomuseo, premier édifice érigé par l’architecte star Frank Gehry en Amérique latine – pourtant marié à une Panaméenne, Berta Isabel Aguilera, depuis 1975.
Inauguré en septembre dernier, le bâtiment a des allures de Rubik’s Cube effondré, joujou géant dont les fragments giseraient, chaotiques, entre mer et terre. Tape‐à‐l’œil ? Sans doute un peu. Mais il fallait bien ça pour ce bâtiment symbolique : son édification, décidée en 1999 lorsque les États‐Unis ont rétrocédé le célèbre canal à la république du Panama, devait marquer les esprits, voire l’histoire : le premier monument d’un pays désormais maître de ses eaux. Le voici donc crânement amarré à l’embouchure du canal, sur la mince bande de terre de la Calzada de Amador, longé jour et nuit par les supertankers du monde entier.
Cette bâtisse iconique, les autorités panaméennes la compareraient volontiers à l’opéra de Sydney ou encore au musée Guggenheim de Bilbao construit par le même Frank Gehry, espérant d’ailleurs des retombées identiques en matière d’image et de revenus touristiques que celles de la ville espagnole. Stylistiquement, la touche Gehry est reconnaissable immédiatement : il y a ces volumes anguleux qui s’entrechoquent, ces géométries bizarres – cônes tronqués, parallélépipèdes inconnus, cylindres tordus – qui cohabitent de manière curieuse, cet art très maîtrisé de faire désordre. Mais l’architecte, dont les œuvres phares – hormis ses travaux très pop de Venice Beach, dans les années 80 – se cantonnent aux tonalités grises et à la transparence, a joué ici la carte de la tropicalité : du bleu, du rouge, du vert, criards comme des fleurs exotiques, viennent colorer les pans de la bâtisse. Celle‐ci s’organise autour d’un hall névralgique, ouvert aux quatre vents, dont la structure évoque la forme complexe d’une canopée forestière.
A l’intérieur ? L’exposition permanente du musée s’envisage comment une ode à la nature et à la biodiversité dont le Panama s’enorgueillit – et tant pis si le canal voisin, ultragourmant en eau douce, et ses futurs agrandissements, qui anéantiront des pans entiers de forêt primaire, ne vont pas spécialement dans ce sens. Voici donc, en guise de temps fort, le « Panamarama », où le visiteur, entouré de dix écrans géants, nage en compagnie des baleines, musarde en forêt vierge ou affronte des tempêtes tropicales. Voici encore, un peu plus loin, la section « Building the Bridge », qui explique, énormes maquettes rocheuses à l’appui, les mystères de la formation de l’isthme de Panama, tandis qu’une sorte d’immense arche de Noé, figurant les animaux les plus extravagants, raconte les migrations qui ont rythmé l’Amérique, du nord au sud, il y a de cela trois millions d’années.
Une addition salée
Voilà un musée dont l’érection a connu mille péripéties. Tout commence en 1999, quand l’État panaméen lance des consultations – auxquelles prendra part Berta Isabel Aguilera, l’épouse de Frank Gehry – afin de valoriser les terrains, jusqu’alors zones militaires, qui bordent l’entrée du canal. Il faudra attendre 2005 pour chiffrer le projet : un chantier à 60 millions de dollars, qui doit s’achever en 2011. Mais lorsque le président Martinelli arrive au pouvoir, en 2009, il décide de transférer les prêts accordés au projet vers la banque nationale, ce qui stoppe les travaux pour quelques mois. Un temps suffisamment long pour qu’une bonne partie des ouvriers formés à construire du Gehry – et ce n’est pas un mince apprentissage – soient débauchés par des sociétés de construction avides de leurs savoir-faire. Il a donc fallu réembaucher du personnel et former à nouveau. En 2012, autre ralentissement : le projet, ayant déjà englouti 100 millions de dollars, soit 40 millions de plus que prévu, commence à agacer les Panaméens, et la récolte de fonds cesse. En 2014, à l’heure où le Biomuseo ouvre enfin ses portes, la fondation Amador, qui pilote le projet, cherche toujours les 15 millions de dollars nécessaires à son achèvement.
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