The Good Business
On ne présente plus Mama Shelter, la petite chaîne hôtelière cachée derrière l’image d’une maman à l’hospitalité débordante. En bientôt dix ans, le business‑modèle signé Trigano/Starck a cassé les codes, marié le chic et le populaire, et a fait des petits. Après Los Angeles et Rio, la marque désormais fiancée à Accor ambitionne vingt adresses d’ici à 2020 et s’amuse à décliner la formule.
En chiffres
- Partage du gâteau : 38 % pour le clan Trigano ; 35 % pour le groupe Accor ; le financier Michel Reybier (palaces La Réserve), fidèle depuis l’origine, a gardé ses 27 %.
- Prix de l’hospitalité : à partir de 79 € la chambre (si, si, on en trouve !). A Londres, prix du foncier oblige, comptez plutôt 169 £ et à Los Angeles, 149 $.
- Mère nourricière : Mama, c’est d’abord un restaurant avec des chambres autour. Entre 500 et 800 couverts par jour à Paris.
- Mama se remplit… à 85 % (70 %, en moyenne, pour les hôtels de province, sauf Bordeaux, qui cartonne à 80 %). Los Angeles bat tous les records avec 95 % d’occupation.
- La tirelire de Mama : chiffres d’affaires 2010 : 12 M € ; 2015 : 38 M € ; 2016 : 50 M € attendus.
- Le poids du staff : 120 salariés aux manettes à Paris, dont environ la moitié dédiée à la partie restauration.
Surgi de nulle part en 2008, le premier Mama Shelter ne ressemblait pas à l’idée qu’on se faisait d’un hôtel. Choisir la rue de Bagnolet et la petite ceinture est, à l’exact opposé du triangle d’or parisien et de ses palaces, pour lancer un hôtel branché relevait à la fois du culot, de la provocation et de la folie douce. D’ailleurs, personne n’y croyait. L’hydre à trois têtes qui avait enfanté ce bébé (un designer, Philippe Starck, qui n’avait pas oublié ses expériences avec Ian Schrager, le pape des boutique-hôtels ; un ponte du tourisme, Serge Trigano ; et un entrepreneur-philosophe, ce drôle d’oiseau de Cyril Aouizerate) avait d’ailleurs ramé sept ans pour réunir la première mise de 30 millions d’euros. Le groupe Caisse d’épargne ayant finalement joué la fée marraine, le Mama Shelter (« refuge de Mama ») dévoilait, en septembre 2008, en pleine crise, au fin fond du 20e arrondissement de Paris, derrière le cimetière du Père-Lachaise, son singulier concept : un restaurant, grand (signé Senderens), surmonté de chambres, petites. Magie du modèle : en un an, l’équilibre est atteint, alors que dans le métier la moyenne se situe plutôt autour de trois ans. Le phénomène, à l’opposé de tout ce qui se fait dans l’hôtellerie, laisse perplexe. Comme l’œuf de Christophe Colomb, le concept est pourtant simple : partant du constat que les manières de voyager ont glissé du mois d’été passé en famille aux courts séjours urbains démultipliés, l’idée est de s’attaquer au territoire des villes et d’imaginer une hôtellerie mutante, un lieu de vie à prix abordable. Mama occupe le créneau vacant entre le palace et l’insipide hôtel d’affaires, investit le boulevard entre la chambre facturée à trois zéros et le triste plateau-repas devant la télé. Bingo !
Une recette secrète
Le prix est accessible grâce au foncier excentré et au système de réservation direct sur Internet qui zappe les sites de distribution. La déco lampes de chantier et matériaux de récup, pour cause de budget étriqué, devient un élément d’identité de la marque. Les emblématiques plafonds noir taggé et bouées multicolores flottant au-dessus du bar seront d’ailleurs moult fois copiés. Le client du Mama apprend à se déchausser de ses habitudes avant d’entrer, à partager les grandes tables d’hôtes et les plats low cost de la carte. L’âme d’enfant qui sommeille en lui se réveille, cédant à l’appel des masques de carnaval semés partout pour se prendre en photo sur l’iMac, seul luxe (avec une très bonne literie) des chambres volontairement spartiates – less is more. Pas de room-service ni de baignoire, pas de matériaux nobles, mais des murs en béton brut, trois cintres et une salle de bains minimaliste. Comme sur une croisière, on ne vient pas chez Mama pour rester dans sa cabine. Selon le principe du toboggan, tout est fait pour vous ramener en bas, côté fête, et pour consommer au restaurant et au bar, au coude-à-coude avec un businessman, un VRP, un créateur et les gens du quartier. Une faune poreuse, mélangée, inclassable, remède à la solitude. La recette ne se limite pas à un business-modèle bien ciblé. Une politique managériale inédite mise sur le facteur humain. Le personnel est jeune, décontracté (bien que soumis à un training précis comme une horloge), souvent issu du quartier. L’âme, c’est le staff, au point que certains clients réservent leur table… et leur serveur ! Quatre autres adresses suivront sur le même schéma, à Marseille, Istanbul, Lyon et Bordeaux, provoquant le déclic : Sébastien Bazin, président du groupe Accor, séduit par cette « secret sauce », entre dans la danse en mettant ses moyens au service du développement de Mama qui déploie ses ailes. Depuis, le groupe s’est séparé d’Istanbul, mais a enfanté un phénomène à Los Angeles (taux d’occupation de 95 % ), avant de passer à la vitesse supérieure côté projets. Nouvelles aires de jeux : l’Amérique latine et l’Asie.
Vingt adresses en 2020
L’hôtel de Rio a fait coïncider son ouverture avec celle des jeux Olympiques. Signe du mariage avec Accor, l’hôtel s’est installé dans un immeuble appartenant au groupe, dans le quartier bohème de Santa Teresa, voisin du dernier MGallery (Le Santa Teresa, un Relais & Châteaux passé sous pavillon Accor). Marque de fabrique : un bar à mojitos. En 2017, un hôtel de 147 chambres doit être inauguré à Bangkok et un autre, à Prague, avec Belgrade en ligne de mire. Puis viendront, en 2018, Toulouse, avec une salle de cinéma et un rooftop, Londres, sur Leicester Square, et, en 2019, le Luxembourg, Dubaï et Paris-Porte de Versailles. Les têtes de pont sur les divers continents sont pensées pour tester le terrain, avant d’accélérer le développement et de compter 20 adresses en 2020. Du pain sur la planche pour les Trigano ? Il faut croire qu’il leur reste quelques loisirs, puisqu’ils ont imaginé un nouveau concept : le Mama’s Kiss, des coffee-shops sauce maison, entre camion de fête foraine et salon de thé. Premier « baiser » posé à Bordeaux, avec déco inspirée des hôtels, plafond noir, machines à bonbons et cartoons sur écrans, glaces, gaufres et sandwichs maison. La nouvelle boutique Orange du quartier de l’Opéra, à Paris, accueillera le second « baiser ». Puis viendront des espaces de coworking avec services, puis… On fait confiance à Serge, Benjamin et Jérémie Trigano, jamais d’accord, de leur propre aveu, mais sacrément complices, pour trouver un nouveau terrain d’entente, une nouvelle idée, simple et efficace, à lancer. Elle va grandir, la Mama…
Le casting a changé
Au fil des créations, le noyau dur s’est resserré. Philippe Starck, compagnon des premiers opus et inspirateur du design, a rendu sa bague de fiançailles fin 2014, à l’entrée du groupe Accor, de même que Cyril Aouizerate, parti monter son propre projet de restauration rapide. Sébastien Bazin ayant promis de ne pas interférer dans la gestion, ce sont les Trigano père et fils qui règnent désormais en maîtres sur la tour de contrôle. Papa Serge en sage fédérateur, Jérémie au poste de directeur et Benjamin, qui travaille à toutes les ouvertures des Mama, depuis Los Angeles, où il a également lancé une galerie photo. C’est Thierry Gaugain, longtemps bras droit de Starck, qui veille désormais sur la déco. En cuisine, Guy Savoy a succédé, au printemps 2016, à Alain Senderens, le créateur de la carte.
3 questions à Sébastien Bazin
Président du groupe Accor.
On se souvient que le patron d’Accor avait fait sensation en 2014, au Sofitel St. James, à Londres, en arrivant pieds nus pour présenter, devant un parterre d’analystes cravatés, la nouvelle stratégie numérique de son groupe. Séduit par le concept si peu classique de Mama Shelter et par l’idée d’ajouter cette touche sexy à son panel de marques, Sébastien Bazin s’est offert 35 % de la petite chaîne qui monte.
The Good Life : Pourquoi avoir lancé Accor dans l’aventure Mama Shelter ?
Sébastien Bazin : Parce que ses créateurs ont tracé un chemin différent, avec un concept pointu. Ils ont cassé les codes de l’hôtellerie et ont réussi quelque chose de très inspiré.
TGL : Qu’est‑ce qui vous étonne le plus ?
S. B. : Le fait de réussir en s’implantant en dehors des lieux de passage, avec une clientèle hétéroclite, alors que les groupes hôteliers comme le nôtre ont toujours pratiqué la démarche inverse. En réussissant dans des villes et des pays différents, ils ont démontré que ce n’était pas un accident. Je n’étais pas capable d’inventer ça.
TGL : Que vous apportez‑vous mutuellement ?
S. B. : Ils nous apportent de l’oxygène, une fraîcheur. Je pioche dans leurs bonnes idées ! En échange, nous jouons le rôle du grand frère qui les aide à se développer.