The Good Business
Avec une diffusion quotidienne de 360 000 exemplaires, soit 8 % du marché des titres nationaux, ce journal populaire et modéré, basé à Istanbul, touche, entre ses éditions papier et numériques, 4 millions de lecteurs. Une audience et un attachement à sa mission d’informer, qui, hélas, valent au flagship de la presse turque d’essuyer de violents et périlleux orages au gré des humeurs de l’autoritaire chef de l’État islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan.
En chiffres
- Hürriyet a été fondé en 1948 par Sedat Simavi, puis s’est rapproché de la Dogan Holding, créée en 1980. Outre Hürriyet et son édition en anglais de 12 pages, Daily News, le groupe Dogan Media détient, notamment, Radyo D et les chaînes de télévision CNN Türk et Kanal D, ainsi que de nombreuses chaînes thématiques.
- Son siège de 5 étages à Istanbul emploie 750 personnes. Hürriyet, malgré des réductions d’effectifs, compte encore environ 550 journalistes à Istanbul et dans sa cinquantaine de bureaux, en Turquie et dans le monde.
- Audience du titre (numérique et papier) : plus de 4 M répartis en 3 M de visiteurs uniques pour le numérique et plus de 1 M de lecteurs sur le papier, chaque numéro étant lu généralement par plusieurs personnes.
- Diffusion : 360 000 exemplaires devant Milliyet (environ 140 000) et Cumhuriyet (environ 50 000 exemplaires). A noter que le quotidien musulman d’opposition Zaman, qui se diffusait à plus de 500 000 exemplaires, a vu ses ventes s’effondrer et réduites pratiquement à néant depuis que le gouvernement Erdogan l’a mis sous tutelle judiciaire, en mars 2016, pour en faire un organe de propagande.
« En turc, Hürriyet signifie “liberté”… N’est-ce pas le plus beau titre que l’on puisse imaginer pour un journal ? », me demande, en esquissant un sourire complice où se mêle cependant un peu de tristesse, Sedat Ergin, 59 ans. Ce journaliste à la prestigieuse carrière, qui a, entre autres, dirigé le quotidien Milliyet et remporté plusieurs prix pour la qualité de ses articles, n’est certes pas homme à se résigner. Mais en Turquie, ces temps-ci, il faut savoir comprendre à travers les silences de ses interlocuteurs qu’il n’est pas besoin d’être reporter de guerre pour faire du journalisme à très haut risque…
Non seulement le directeur de la rédaction d’Hürriyet, comme tous ses homologues de par le monde, doit savoir naviguer entre le papier et le numérique à la recherche d’un business-modèle, mais il lui faut, de surcroît, louvoyer au milieu des mines et des torpilles, judiciaires ou fiscales, qui, à chaque édition, menacent de l’envoyer, lui et son équipage, par le fond. Les menaces et les violences se font même physiques, parfois.
Dans le bureau de Sedat Ergin trône une photo sur laquelle on le voit constater les dégâts causés au siège de son journal lors des attaques, à deux reprises en septembre dernier, de quelque 15O casseurs déchaînés, tous inconditionnels partisans du chef de l’État, Recep Tayyip Erdogan.
Aujourd’hui, la voiture de Sedat Ergin est blindée, son garde du corps ne le quitte pas d’une semelle et l’immeuble de son groupe de presse, au-delà de l’apparente paisibilité de son magnifique parc arboré à l’ouest d’Istanbul, a dû se bunkériser : lourdes grilles, kilomètres de fils de fer barbelés, centaines de caméras de surveillance à l’extérieur comme à l’intérieur, portiques de sécurité, bornes anti-voitures-béliers, bataillon de vigiles, chiens policiers… Il peut arriver qu’un éditorialiste d’Hürriyet prenne le risque, par exemple, de préconiser pour la Turquie « un environnement démocratique où le débat s’exprime librement » et de déplorer qu’on y jette « en prison les représentants du peuple ».
Mais, le plus souvent, pour afficher sa « liberté » de penser, sans provoquer l’ire du pouvoir ni tomber sous les coups des barres de fer de casseurs missionnés, Hürriyet envoie à ses lecteurs des signaux plus dosés, mais éloquents. Ainsi, à la une, au-dessus du slogan nationaliste « La Turquie aux Turcs », ce portrait dessiné de Kemal Atatürk, fondateur et premier président de la République turque et, surtout, l’homme qui a inscrit la laïcité dans la Constitution et a donné le droit de vote aux femmes.
Une grande photo noir et blanc de suffragettes turques des années 20, à une époque où, sur les rives du Bosphore, le voile islamique n’avait pas encore remplacé les chapeaux des femmes, décore l’un des murs de la rédaction… L’élégante et dynamique présidente d’Hürriyet, Vuslat Dogan Sabanci, incarne parfaitement ce modernisme, cet esprit d’ouverture, mais aussi l’habile dosage sémantique auquel s’ingénie son journal.
En avril dernier, elle évoquait, lors du sommet Women In The World (WITW) à New York, le souvenir de son aïeule et déclarait : « Ma grand-mère était une femme courageuse qui, pionnière féministe, n’avait pas peur de défendre ses idées même si, à l’époque, celles-ci pouvaient en choquer certains, mais elle veillait toujours à choisir des mots respectueux pour les exprimer afin de ne blesser et de ne faire peur à personne… »
Redressement fiscal
On comprend cette circonspection, dans la façon de communiquer, que prône la présidente du grand quotidien turc. En 2009, le groupe Dogan Media s’est vu, par exemple, infliger un redressement fiscal de 1,75 milliard d’euros auquel, murmure-t-on à Istanbul, la publication d’une enquête très dérangeante sur la corruption de certaines hautes personnalités ne serait peut-être pas étrangère.
Début avril, Radikal, l’un des sites web du groupe, a été contraint de fermer, et son éditorialiste, Cengiz Çandar, encourt une peine de quatre ans de prison pour « insulte » au président de la République. On notera, au passage, que le correspondant du prestigieux magazine allemand Der Spiegel a été expulsé de Turquie, en mars 2016, pour un article n’ayant pas eu l’heur de plaire à Ankara. Et signalons encore qu’on recense 1 845 dossiers d’accusation en justice pour « insultes » au président Erdogan depuis sa prise de fonction en 2014…
C’est dans ce contexte pour le moins délicat qu’Hürriyet s’efforce de continuer à exercer son métier d’informer. Et si l’on en juge par ses articles, par ses ventes ou par ses résultats financiers, il s’en tire plutôt honorablement. « Notre journal n’est certes pas aussi rentable qu’autrefois, mais il le reste, et 75 % de nos bénéfices proviennent de l’édition papier grâce à nos ventes au numéro, aux petites annonces et à la publicité », assure Çaglar Gögüs, directeur général d’Hürriyet. Particularité turque : le lecteur ne s’abonne pas à un journal, mais celui-ci est distribué à domicile par l’intermédiaire de centrales d’achats qui les livrent aux concierges des immeubles. Autre spécificité : le marché très rentable des annonces mortuaires, qui remplissent plusieurs pages dans chaque numéro. « Nous développons aussi beaucoup les petites annonces sur le numérique », précise Çaglar Gögüs.
Les internautes turcs, en revanche, ne veulent toujours pas débourser un sou pour lire un journal numérique. Pourtant, la direction du groupe espère, pouvoir lancer un service premium payant en 2018. « Mes compatriotes sont d’accord pour acheter 1 livre turque [environ 0,60 euro, NDLR] leur quotidien, mais ils estiment que le web doit être gratuit. Méfiants, ils ne veulent même pas donner leur identifiant… Mais nous avons tout de même 2,5 millions de followers sur Facebook, dont 25 % sont des jeunes femmes ! » assure fièrement Emre Kizilkaya, coordinateur de l’information numérique d’Hürriyet.
Site web
- 3 M de visiteurs uniques (3,5 M certains jours fériés).
- 50 M de pages visitées.
- Le site d’Hürriyet, les applications pour mobiles et tablettes touchent 32,5 % des 23,2 M d’internautes turcs (source Gemius, 2015).
Si les différentes éditions papier du journal se vendent plutôt bien, tel l’Hürriyet Kampus, diffusé à 30 000 exemplaires dans une cinquantaine d’universités de ce pays de quelque 80 millions d’habitants, la prospérité de la holding Dogan, propriétaire du journal, est aussi un atout de longévité non négligeable. Outre le secteur des médias (journaux, radio, télévision), ce groupe est présent dans le pétrole, dans l’industrie, dans le commerce, dans les assurances, dans le tourisme…
Ainsi les journalistes d’Hürriyet disposent, dans leurs locaux, de leur propre restaurant « à la carte » (en plus de la cantine), d’une élégante cafétéria décorée d’œuvres d’art et d’une autre, extérieure, située sur les pelouses du parc, de leur salon de coiffure, de leur pressing, de leur atelier de retouches de vêtements, d’un cireur de chaussures à demeure, de leur salle de sport ultra-équipée et gratuite (seuls les massages sont payants), d’une salle de ping-pong, d’un bureau de tabac-papeterie, d’une agence bancaire… Pour un peu, à visiter les locaux d’Hürriyet quand ils ne sont pas attaqués par des hordes de casseurs, on s’imaginerait qu’en 2016 faire du journalisme en Turquie est une expérience paradisiaque !
5 questions à Sedat Ergin
Directeur de la rédaction
The Good Life : Votre rédaction print et votre rédaction web ne sont pas situées au même étage. Vous les préférez séparées ?
Sedat Ergin : [Rire.] C’est une question épineuse ! A Hürriyet, nous en débattons depuis sept ou huit ans ! Avant que je prenne la direction de la rédaction en 2014, on avait opté pour la fusion des équipes print et web, mais on s’est bientôt aperçu que cette intégration n’était pas vraiment efficace. En effet, ces deux modes de journalisme n’obéissent pas aux mêmes dynamiques, à la même logique, et n’ont pas la même temporalité. Il reste que si les structures sont distinctes, les journalistes de chacune coopèrent. Ainsi, nos reporters écrivent à la fois pour l’édition numérique et pour l’édition papier.
TGL : Estimez-vous que le temps supplémentaire qu’on laisse au journaliste « papier » est une valeur ajoutée ?
S. E. : Absolument. Avoir du temps, cela permet d’analyser les faits, de décrypter, de vérifier, c’est un gage de qualité. Je suis moi-même viscéralement un journaliste de plume et, cela, depuis une quarantaine d’années. Et même si l’édition papier recule depuis un certain temps, comme c’est le cas pour tous les titres en Turquie, elle reste rentable. L’an dernier, nous avons généré un bénéfice net grâce à la publicité. Mais, bien sûr, il faut continuer à renforcer le numérique, car c’est l’avenir.
TGL : Quel est le principal atout d’Hürriyet ?
S. E. : La marque. Sans aucun doute. Et cela depuis près de soixante-dix ans. Nous sommes profondément enracinés dans le paysage médiatique du pays. Toutes les enquêtes d’opinion témoignent de la crédibilité de notre titre, qui est le navire amiral du secteur. Nous nous situons politiquement au centre et sommes un symbole de la presse indépendante. Une récente étude du German Marshall Fund constate qu’Hürriyet est le titre de notre pays le mieux noté en matière d’impartialité.
TGL : Vous vous positionnez également comme un journal populaire. Ainsi, vous n’hésitez pas à publier en une des photos de pin-up décolletées aux côtés d’articles sérieux…
S. E. : Oui, c’est vrai, nous sommes un journal qui se veut plein de vie !
TGL : C’est un métier à haut risque que le vôtre, ces temps-ci ?
S. E. : Nous avons été la cible, l’an dernier, de deux agressions particulièrement violentes. Les casseurs ont réussi à enfoncer les premières grilles de protection, mais la seconde porte en verre blindé a heureusement résisté à leurs coups. Si elle s’était effondrée, je n’ose même pas imaginer ce qui serait advenu, à l’intérieur, de nos collaborateurs. La sécurité a été renforcée depuis, et j’ai une voiture blindée et un garde du corps. Telle est, aujourd’hui, ma vie de directeur de rédaction.
Suppléments d’Hürriyet
Kelebek (« papillon ») : magazine people et chroniques.
Kelebek 2 : magazine lifestyle.
Cumartesi : magazine du samedi.
Pazar : édition dominicale.
Seyahat : magazine de voyages.
IK (Insan Kaynakları) : offres d’emplois, relations humaines.
Bölge Gazetezi : éditions régionales (à Ege, Akdeniz, Ankara, Bursa, Cukurova-Gap).
Kampus : journal pour les étudiants.
Kitap : magazine littéraire.
Bilbul : revue de mots croisés.