The Good Business
Premier « génériqueur » mondial, ce champion israélien a également su miser sur les médicaments innovants. Un modèle de croissance hybride qui se révèle judicieux et… très juteux.
La cérémonie s’est déroulée début décembre dans un grand hôtel de Tel-Aviv, devant le gotha du monde des affaires israélien. Désigné homme de l’année 2015 par le quotidien des affaires Globes, Erez Vigodman, qui a repris, voilà tout juste deux ans, les rênes du géant pharmaceutique Teva, a le triomphe modeste. « Cette récompense signifie que je suis parvenu à restaurer la confiance dans Teva. Une entreprise qui s’est hissée au rang de figure de proue de l’économie israélienne, grâce à un dirigeant visionnaire, Eli Hurvitz [disparu en 2011, NDLR]. Je ne l’oublie pas », a-t-il déclaré avant de se lancer dans un cours magistral sur les soubresauts de la croissance mondiale au cours des cinquante dernières années avec une dextérité digne des meilleurs orateurs des conférences TED. L’homme qui vient d’être consacré par ses pairs pour ses talents de manager a pourtant de quoi pavoiser. En juillet dernier, Teva a cassé sa tirelire et mis 40,5 milliards de dollars sur la table pour s’offrir la division génériques du géant américain Allergan, basé en Irlande, connu pour son célèbre Botox. Une méga-acquisition saluée comme le come-back du champion israélien et leader mondial des génériques, ces molécules tombées dans le domaine public. Certes ce rachat n’a pas atteint la somme faramineuse de 160 milliards de dollars, montant record de la fusion annoncée cet hiver entre le numéro un mondial du secteur pharmaceutique, Pfizer, et… Allergan. Mais pour Teva, qui venait de rater le rachat de Mylan, autre mastodonte des génériques, et se trouvait, il y a deux ans, dans l’œil du cyclone, au point d’être présenté comme la cible d’une possible OPA, il s’agit bel et bien d’un retour en force.
D’évidence, la société, fondée en 1901 à Jérusalem, avant de s’installer en banlieue de Tel-Aviv, à Petah Tikva, repose sur des bases solides. Sous l’égide d’Eli Hurvitz, aux commandes de Teva pendant un quart de siècle (1976-2002), le groupe a en effet adopté un business-modèle hybride, qui constitue toute son originalité. Le coup de génie de ce patron légendaire ? « Il a su saisir le coche en 1984, lorsque le Congrès américain a adopté la loi Hatch-Waxman, qui encourage la vente de médicaments génériques, et qu’il a orienté Teva sur ce marché porteur », répond Shlomo Maital, chercheur au Technion, l’Institut technologique israélien. Mais ce n’est pas tout. Deux ans plus tard, le groupe a la bonne idée de prendre sous licence une technologie de l’Institut Weizman dans le domaine de la sclérose en plaques et décide de prendre le risque de lancer un médicament innovant sur le marché. Carton plein : cette initiative a débouché sur le traitement Copaxone, qui est devenu un blockbuster et s’est transformé en une véritable manne pour Teva, dont il représente jusqu’à 20 % du chiffre d’affaires et la moitié des bénéfices. Fort de cet ADN historique, ce géant israélien, dont l’activité a atteint 20,3 milliards de dollars en 2014, pour un résultat net de 4,4 milliards, s’est bâti à coups d’acquisitions – plus de vingt en l’espace de quinze ans. En 2005, Teva a lancé une OPA amicale sur Ivax, l’un des poids lourds américains des génériques, avant d’acquérir, cinq ans plus tard, le mastodonte allemand Ratiopharm, alors convoité par Pfizer, pour 3,7 milliards d’euros. Dans cette politique de croissance externe, Teva n’aura pas toujours la main heureuse. On lui reprochera, notamment, le rachat de l’entreprise biopharmaceutique Cephalon en 2011. A l’époque, il est vrai, Teva doit affronter une période de turbulences.
Le biomed israélien en pleine forme
La filière israélienne des sciences de la vie, composée de 1 380 sociétés spécialisées à 53 % dans l’instrumentation médicale, à 23 % dans les biopharma et à 23 % dans la santé mobile, affiche une insolente santé. Le biomed israélien, qui représente près de 50 % de l’effort de recherche civile, s’est d’abord appuyé sur une batterie de dispositifs publics, comme la création d’incubateurs technologiques et le financement du transfert de technologie, avant de prendre son envol. En 2014, le secteur a pu lever un montant record de 2 Mds $ en faisant appel au marché ou au capital‑risque, selon les chiffres du centre de recherche IVC, tandis que les fusions et acquisitions se sont élevées à 2,9 Mds $ au cours des deux dernières années. Il est vrai que la bio‑valley israélienne suscite l’engouement des grands groupes étrangers. Israël compte plusieurs douzaines de centres de R&D dédiés aux sciences de la vie, initiés par des multinationales, à l’image de Philips, de Merck Serono, d’Abbott ou de Samsung. Novartis et Roche font partie des sociétés les plus actives dans la biotech israélienne.
Teva sous la pression des actionnaires
Sous la houlette de Jeremy Levin, ancien patron du laboratoire américain Bristol-Myers Squibb et premier patron non israélien de Teva, le groupe de Petah Tikva se retrouve confronté à plusieurs défis. Côté génériques, l’entreprise, réputée pour sa capacité à produire à un prix très compétitif, se retrouve à la tête d’un outil industriel mal optimisé, en raison de sa politique soutenue d’acquisitions. Résultat : Teva doit s’administrer un traitement de choc pour conserver son leadership. Fin 2012, le groupe annonce un plan de restructuration de 1,5 à 2 milliards de dollars, impliquant une réduction de 10 % de ses effectifs. Un avis de tempête qui passe mal en Israël, compte tenu des immenses avantages fiscaux accordés par les pouvoirs publics à ce fleuron industriel ! D’autant que cette mauvaise passe se double d’une crise de leadership, avec le départ brutal, en octobre 2013, de Jeremy Levin. Cotée au Nasdaq, Teva, qui a longtemps compté le milliardaire George Soros parmi ses investisseurs, est d’autant plus sous la pression des actionnaires que se profile alors l’échéance tant redoutée : l’expiration du brevet du Copaxone, en avril 2014, aux Etats-Unis… C’est dans ce contexte houleux qu’Erez Vigodman arrive au chevet du groupe pharmaceutique.
Afin de remettre Teva en ordre de bataille, il mène à bien le plan d’économies engagé par son prédécesseur, tout en préparant l’après-Copaxone, qui devrait encore générer quelque 4 milliards de dollars de ventes en 2015. Pour ce faire, Erez Vigodman mise sur trois axes clés : le développement de nouveaux traitements, une stratégie visant à s’imposer sur le marché des génériques dans les pays émergents et un redéploiement dans l’automédication. Une chose est sûre, dans un secteur en pleine consolidation, Teva n’aura pas droit à l’erreur. Son principal pari : digérer l’acquisition d’Allergan. « Quand nous aurons fini d’intégrer cette activité, 250 millions de personnes dans le monde auront accès, chaque jour, à un médicament de notre fabrication. Cela signifie qu’une prescription quotidienne sur cinq aux Etats-Unis, une sur quatre au Royaume-Uni et une sur huit en Allemagne, sera estampillée Teva », promet Erez Vigodman. Sachant que le rachat d’Allergan vise un autre objectif à moyen terme : « Offrir à Teva une surface financière lui permettant de réaliser sa prochaine méga-acquisition dans le domaine, cette fois, des médicaments brevetés. » Nous voilà prévenus.
Un manager d’exception
« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’argent. Mon moteur, c’est de gravir le sommet d’une montagne et de partir à l’assaut du prochain », expliquait, voilà peu, Erez Vigodman. Avant de donner sa recette personnelle du succès : « Un bon manager peut tout gérer. Lorsque Shimon Peres a travaillé pour David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël et Premier ministre, ce dernier lui a demandé de gérer l’existant, tandis que lui‑même se chargerait de ce qui n’existait pas encore. A l’heure actuelle, compte tenu du rythme inégalé des changements que nous connaissons, il faut s’appuyer sur des individus qui sauront allier des capacités de management à des capacités de leadership, pour gérer ce qui n’existe pas. » Agé de 60 ans, le patron de Teva a su s’imposer comme un dirigeant hors norme dans le paysage local. Diplômé en économie et en comptabilité de l’université de Tel‑Aviv et ancien élève de l’école de gestion d’Harvard, il a fait partie des conseillers économiques du gouvernement israélien, et a siégé au Comité consultatif de la Banque d’Israël de 2005 à 2009. Surtout, Erez Vigodman n’a jamais perdu un pari depuis son passage dans le secteur privé. Aux manettes du groupe agroalimentaire Strauss, il fusionnera ce champion national avec son compatriote Elite… et en doublera les ventes en six ans. Aux commandes du groupe agrochimique Makhteshim Agan (rebaptisé Adama), il a confirmé son expertise dans le sauvetage des entreprises en difficulté. Un oiseau rare ? « Sa vitesse de compréhension des problèmes complexes est phénoménale, confirme Daniel Rouach, professeur à l’ESCP et président de la chambre de commerce franco‑israélienne à Tel‑Aviv. Il fait partie des rares managers israéliens qui savent gérer des groupes industriels d’envergure mondiale. »