The Good Business
Depuis sa fondation en 1833, la manufacture, toujours perchée au cœur du Jura suisse, fait assaut d’invention et de virtuosité. Visite de l’un de ces temples de la très haute horlogerie, où la miniaturisation est poussée à son paroxysme.
A deux heures de Genève, la vallée de Joux déploie ses prairies grasses piquetées de fermes prospères. Ici, à 1 000 mètres d’altitude, se niche le berceau de la haute horlogerie. Fief de Jaeger-LeCoultre depuis cent quatre-vingt-trois ans, le village du Sentier abrite toujours l’atelier historique portant les deux noms : celui du grand horloger français Edmond Jaeger, qui consacre sa vie à développer des mécanismes de vitesse, et Jacques-David LeCoultre avec qui, en 1937, il va former l’entité SA des Produits Jaeger-LeCoultre. Leur amitié date en réalité de 1903, lorsque Edmond développe un calibre ultraplat si novateur que seul Jacques-David va accepter de le fabriquer ! Cet atelier est aujourd’hui encapsulé dans les 25 000 m² de la manufacture contemporaine. C’est la porte d’entrée des visiteurs qui pénètrent dans un écrin où se dévoile en majesté le modèle iconique de la marque, la Reverso. Quatre énormes Reverso, à vrai dire, branchées sur les fuseaux horaires de New York, Moscou, Tokyo et Hong Kong. Il s’agit de frapper d’emblée le visiteur avec l’objet culte. Sa légende, sans cesse rembobinée, remonte à ces officiers de Sa Majesté britannique en Inde qui en ont eu assez de casser leur tocante en jouant au polo. Jacques-David LeCoultre propose alors, en 1931, la montre réversible. La Reverso (« retourner » en latin) pivote, dévoilant une face en métal plein, l’autre ornée du cadran vitré. Futé ! Toujours fabriquée avec ses trois godrons d’or typiques des années 30, elle existe désormais en grande complication à triptyque – les puristes traduiront : trois cadrans animés par un mouvement unique, une première dans l’histoire de l’horlogerie. Un mythe qui doit donc toujours se réinventer pour perdurer… Techniciens et horlogers se croisent à pas pressés dans des couloirs presque cliniques. La manufacture est une ruche, à l’image de la dizaine de vraies ruches installées devant la manufacture, dans lesquelles de vraies abeilles suisses s’activent pour la marque ! L’horloger produit son propre miel, qu’il offre à ses visiteurs, et a équipé son site de panneaux solaires qui l’alimentent en énergie. A l’intérieur, malgré les baies transparentes qui projettent le regard vers une nature parfaitement peignée, nous sommes bel et bien dans un coffre-fort. Chaque atelier – dont le nombre exact est top secret – est une forteresse où il faut montrer patte blanche avant d’espérer apercevoir, et de loin parfois, or, platine et diamants, ou arracher ne serait-ce qu’un centième des secrets de fabrication. Depuis ses origines, la marque a en effet imaginé 1 242 calibres différents et déposé 413 brevets. Et cultive l’art du secret. Afin d’expliquer ces délicates mécaniques à ceux qui les vendent, un magnifique espace accueille les master-classes avec vue sur la forêt de sapins. D’un côté, les cours théoriques ; de l’autre, les cours pratiques sur établi d’horloger. C’est là aussi que la firme explique ses 100 mouvements dans toutes leurs variantes, qui sont autant de moteurs pour faire tourner le temps – plus nombreux dans une montre que dans une voiture ! « On redessine chaque ligne nouvelle avec son mouvement spécifique, soit trois ans de recherches pour produire un nouveau calibre », résume notre cicérone qui nous cornaque au pas de charge.
En chiffres
- 1 000 employés, dont 6 émailleurs et 5 graveurs.
- 200 horlogers à la manufacture, dont 40 pour la haute horlogerie.
- 1 242 calibres différents brevetés par la manufacture.
- 413 brevets déposés.
- 9 mois (environ) nécessaires à la production artisanale d’une grande complication.
- 88 boutiques en propre dans le monde.
Dates clés
- 1833 : création de l’atelier dans le village suisse du Sentier.
- 1903 : Edmond Jaeger, horloger de la marine et Parisien, invente un calibre ultraplat (1,38 mm) fabriqué par Jacques‑David LeCoultre. Une belle amitié s’ensuivra.
- 1929 : invention de la micromécanique avec le Calibre 101 (1 g).
- 1931 : lancement de la Reverso.
- 1991 : arrivée des premières complications en série limitée, dont la Reverso Tourbillon, la Reverso Répétition Minutes, etc.
- 2013 : la marque fête ses 180 ans.
- 2016 : la montre Reverso fête ses 85 ans.
Jaeger LeCoultre, à chaque atelier son expertise
Cent quatre-vingts savoir-faire cohabitent ici. L’atelier de fabrication des mouvements en est le centre névralgique et pratique l’étampage de haute précision, c’est-à-dire la création des formes des pièces détachées. « Quatre à cinq composants représentent un même nombre d’étampes. Il existe 400 composants en moyenne dans un mouvement », décrit la chef de l’atelier. Les 6 000 étampes archivées sont un trésor où puiser pour réparer une montre. « Pour celles des années 30-40, ou les montres de poche plus anciennes, les horlogers réinventent les composants et les refont à la main », précise-t-elle. Cachés dans le boîtier, ces éléments sont tous décorés. Une ouvrière explique : « La qualité de la haute horlogerie doit tout à ces décorations des pièces détachées. Chaque pièce est lissée, ses angles sont arrondis. Ainsi, le platine, métal mat à l’origine, deviendra brillant une fois poli. » Sont donc délicatement creusées ces 15 à 20 côtes de Genève de 2,4 mm de large sur un barillet au cœur de la montre ou ce motif en soleil, apanage exclusif de la marque. Puis, perlage, anglage, colimaçonnage, gravure polie ou martelage ajoutent encore à la beauté intérieure. Embellies, les pièces passent alors entre les mains d’un technicien qui va les « chasser » avec des rubis synthétiques. Chasser ? L’action consiste à placer sur chaque élément un rubis creux qui sert de réservoir à huile afin d’éliminer l’usure des pivots qui tournicotent au-dessous. Si la montre contient 600 pièces, 600 pierres seront posées une à une, sachant qu’on change d’outil selon le diamètre du rubis, de 0,4 mm à 0,5 mm environ. Fait suite l’atelier d’assemblage. Trente-deux personnes s’activent en un ballet aussi lent qu’efficace. De longues machines crachent les tiges d’ancre et les dards en métal. Là encore, leur taille frôle celle de l’infiniment petit, au point que la production d’une semaine tient… dans un dé à coudre ! Par jeu, on scrute l’apparition d’un dard qui chute dans sa goutte d’huile au bout de la machine. Impossible à détecter, sauf si on sait quoi chercher. Ce dard invisible à l’œil nu est fixé à la main et sous microscope sur l’ancre qui, avec la roue, va organiser le tic-tac, formant ainsi l’échappement. Autrement dit, le cœur du mouvement. Pour y arriver, il faut, à la main toujours, « chasser » le dard, puis placer encore des rubis sur l’ancre pour huiler tous ces rouages. La miniaturisation affole l’œil qui s’écarquille sur des roues, des pignons et une cage de tourbillon au dixième de micron. Dieu serait-il horloger chez Jaeger-LeCoultre ? La précision du tic-tac tient en effet dans cette levée qui frappe la roue d’échappement sans jamais toucher une autre dent. Un travail de très haute précision qui n’est qu’un exploit parmi d’autres. En effet, dans chaque mouvement du garde-temps existe un balancier en spirale, plat en général, parfois cylindrique ou sphérique. Il est assemblé à la main pour les montres à grande complication et à la machine pour les modèles standard. Une jeune femme installe un balancier à spirale qui doit coïncider avec la pièce dont le dessin d’ingénieur s’étale près d’elle. Elle se sert d’un rétroprojecteur. Un petit malin a eu l’heureuse idée d’en détourner l’usage pour « éclairer » les erreurs et effectuer ces réglages ! Chaque année, trois apprentis s’initient durant cinq semaines à ces jeux de patience sous la houlette de Muriel, experte ès balanciers, avec quinze ans de maison.
Dans le saint des saints
Jaeger-LeCoultre emploie 200 horlogers, dont quarante forment une véritable aristocratie vouée aux grandes complications comprenant un minimum de 400 composants différents. Caprice envisageable : commander Big Ben en miniature, soit 1 400 composants et un son de cloche équivalent à l’original ! Neuf mois de travail quand même. Au cœur de l’atelier de haute horlogerie refait il y a un an, les règles sont très différentes. Les maîtres horlogers œuvrent dans un bunker vitré interdit à la visite pour éviter les différences de pression et toute possibilité de pollution. Ils reçoivent les composants en kit, les assemblent, les ajustent jusqu’à obtenir la précision parfaite d’un Duomètre ou d’une Répétition Minutes. Dans ce sanctuaire, une poignée de maîtres seulement s’occupent du nec plus ultra de la complication, comme la Sphérotourbillon ou le Quantième Perpétuel – 1 000 heures de contrôle. Un horloger nous confie : « Le mouvement d’un Gyrotourbillon m’a pris un mois. Restent encore deux mois de travail et il peut y avoir des loupés. En artisanat, on crée aussi nos outils et il faut donc ajouter deux à quatre semaines de délai. » Mouvements, aiguilles, emboîtages, chacun fabrique sa pièce de haute horlogerie de A à Z. Le luxe est sans limite et mène aux frontières de l’art. Ainsi, Jaeger-LeCoultre abrite un exceptionnel atelier de peinture miniature sur émail. Sous nos yeux, une miniaturiste reproduit la Nuit étoilée sur le Rhône, de Vincent Van Gogh, sur le cadran d’une montre Master Grande Tradition à Répétition Minutes ! Pendant ce temps, des graveurs cisèlent un monogramme ou un « squelettage ». En retirant la matière au centième de millimètre sans toucher aux fonctions, ce travail d’orfèvre rend visible la beauté du mouvement à travers le cadran. Abracadabra, les calibres surgissent en une dentelle de métal précieux ajouré et rehaussé de rubis. Une fois achevé, le cœur de ces merveilles ressemble tout à fait à une planète en mouvement qui emporte l’amateur dans une galaxie hors du commun !
5 questions à Daniel Riedo, Président de Jaeger-LeCoultre.
The Good Life : Que représente l’héritage de la manufacture aujourd’hui ?
Daniel Riedo : Une inspiration, des valeurs, des codes qui donnent les couleurs de notre marque. Lorsque le Calibre 101, la Reverso ou la pendule Atmos sont sortis, ils étaient incroyablement innovants, représentant un langage nouveau, des propositions de pensée et de construction issues de notre manufacture. J’ajouterai que le Calibre 101 est peut-être un mécanisme, mais il a valeur d’icône pour les amateurs. Nous redessinons la ligne Reverso qui reste statutaire et toujours reconnaissable, même si nous pensons à des pièces plus féminines pour le futur. Ainsi, Christian Louboutin va personnaliser le champ libre sur la face pleine, sans toucher à la face classique années 30. Une série limitée dans le temps, mais pas en nombre.
TGL : Que représente la Reverso en termes de marché ?
D. R. : Un quart de notre production en volume. Moins que par le passé, car notre offre grandit avec le modèle Rendez‑Vous qui cartonne depuis un peu plus de trois ans. La Reverso reste néanmoins le modèle
le plus vendu, suivi de la Duetto et de la Duoface. Ces deux best-sellers représentent de 15 à 25 % de la production globale.
TGL : Imaginez-vous faire une montre connectée ?
D. R. : Nous n’avons pas le savoir-faire. Nous restons concentrés sur l’horlogerie fine et ancrés sur notre histoire, avec des montres d’horloger et non d’électronicien. Le débat ressemble à celui qui a eu lieu entre montre à quartz et montre mécanique – dont cette dernière s’est plutôt bien relevée.
TGL : Y a‑t‑il encore des clients pour les montres complexes ?
D. R. : Nos montres ne sont pas plus complexes qu’un téléphone portable qu’il faut paramétrer ! Notre clientèle, féminine comme masculine, réclame du contenu horloger. Plus on fait compliqué, plus il y a de demandes. Notre limite n’est pas le marché, mais la production (longue) dans la vallée de Joux, les composants, et les bracelets en alligator.
TGL : Quelle est la situation de l’entreprise ?
D. R. : La Suisse est notre premier marché, suivi de l’Allemagne et de la France. En Russie, il existe une élite passionnée de complications horlogères. Aux Etats‑Unis, qui s’ouvrent aux complications, nous avons inauguré dix boutiques ces dix‑huit derniers mois. Côté Asie, notre activité augmente depuis sept ans. Au Japon, axe de développement majeur avec de nombreux collectionneurs, nous ouvrons, en avril, notre première boutique, à Tokyo, ce qui porte à 88 le nombre de nos magasins dans le monde. Nous sommes solides depuis dix ans. Faire partie du groupe Richemont est une force qui offre de nombreuses possibilités. L’entreprise a connu des croissances à deux chiffres, aujourd’hui à un chiffre, ce qui nous met la pression, mais c’est une croissance raisonnable.