The Good Business
Si les attaques du 11 septembre et les crises financière puis immobilière de 2008 ont ralenti le lancement de projets architecturaux de grande envergure, la construction de gratte‑ciel semble bel et bien repartie. En Asie, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord et même en Europe, de nouveaux projets sortent de terre à grand renfort de millions de dollars. Mais qu’est‑ce qui fait encore courir les hommes vers des sommets ?
Dépasser le kilomètre. Tel semble être le nouveau défi des bâtisseurs de gratte-ciel. Malgré le paradigme dominant de la ville verte, horizontale et connectée, des projets de gratte-ciel naissent aux quatre coins du globe, à l’instar de la Kingdom Tower de Djeddah, en Arabie saoudite, qui, dès 2018, culminera à 1 001 m de hauteur. Une prouesse architecturale et technique qui relèguera au rang de vieilles pierres les gigantesques tours nord-américaines et asiatiques.
Première explication chère aux urbanistes, l’injonction à « reconstruire la ville sur la ville ». Pas question donc, d’encourager l’étalement urbain en réalisant des zones pavillonnaires s’étendant à perte de vue en périphérie des centres urbains. Dans ce contexte, le gratte-ciel apparaît, pour les architectes et les promoteurs, comme une solution idéale. Reste qu’il est curieux d’observer que des gratte-ciel fleurissent parfois ex nihilo, à l’instar de ceux qui peuplent aujourd’hui les monarchies pétrolières.
Très souvent, la tour est avant tout un élément hautement symbolique, porté par la puissance publique, pour asseoir l’image d’une ville moderne et économiquement prospère. Pour l’heure, c’est à Dubaï que se trouve la plus haute tour du monde : la Burj Khalifa culmine à 828 m. Achevé en 2010, ce gratte-ciel mixe usages résidentiels et espaces de bureaux. Au moment de sa construction, on parlait de prouesse technique et architecturale : la nouvelle tour des Emirats arabes unis dépassait de plusieurs centaines de mètres les réalisations chinoises et américaines. Mais la Burj Khalifa est aujourd’hui en passe d’être détrônée par deux projets d’envergure.
D’une part, la ville irakienne de Bassora pourrait accueillir, en 2025, The Bride Tower 1, un bâtiment mixte, imaginé par l’agence AMBS Architects et qui culminera à 1 152 m. D’ici là, c’est la Kingdom Tower de Djeddah, en Arabie saoudite, qui lui damera le pion. Une véritable fierté pour les promoteurs et architectes en charge du projet qui sont aujourd’hui à l’œuvre pour aménager l’ensemble du quartier : un vaste complexe commercial flambant neuf, baptisé Kingdom City Mall, imaginé par l’agence d’architecture Design International. A l’origine de ce projet, un constat simple : le modèle de la tour et des espaces de loisirs alentours attire touristes et voyageurs : « Il faut bien avoir à l’esprit que la triple combinaison de la plus haute tour du monde, du plus grand centre commercial dans le monde et de la plus grande fontaine a permis de créer Downtown Dubai, un lieu aujourd’hui mondialement reconnu. Ce succès a induit une forte progression de la valeur des terrains. Ainsi, sur les traces du promoteur Emaar, la société économique de Djeddah a imaginé “Kingdom City”. Un nouveau centre dont la conception a été largement inspirée par le bâti typique des environnements urbains denses. La formule utilisée est la même : un gratte-ciel, un lac artificiel et un immense centre commercial à rayonnement suprarégional, le tout entouré d’une cinquantaine d’autres tours de tailles et de fonctions différentes », explique Davide Padoa, CEO de l’agence d’architecture Design International.
3 questions à Thierry Paquot
Philosophe de l’urbain, auteur de Désastres urbains. Les villes meurent aussi, éditions La Découverte.
The Good Life : A l’origine, quelle est la fonction du gratte-ciel ?
Thierry Paquot : Dès le début, le gratte-ciel est un objet spéculatif, et il a longtemps été l’apanage des assureurs, des banques et des médias. Plus la tour est haute, plus elle manifeste la richesse de son propriétaire. Avec l’invention du néon, en 1909, les entreprises peuvent afficher leur présence sur les façades. Au fil des ans, avec le développement de l’ascenseur, les programmes se diversifient : les tours comprennent des bureaux, des boutiques et des clubs privés. Il s’agit là d’une mixité d’usage et non d’occupants.
TGL : De quelle façon s’est propagée la construction de gratte-ciel dans le monde ?
T. P. : C’est aujourd’hui en Asie que les gratte‑ciel sont le plus présents. Il s’agit à mon sens d’une revanche inconsciente sur les puissances économiques du xxe siècle. Même chose dans les pays du Golfe, où le coût écologique de ces constructions est faramineux. Par exemple, en Arabie saoudite, le sable local ne permet pas la construction de tours. Il est donc importé d’Australie. C’est un message fort adressé au monde, montrant que rien n’est trop cher ni inaccessible pour eux.
TGL : Quid des occupants de ces gratte-ciel ? Quel avenir pour ces constructions ?
T. P. : L’être humain est foncièrement terrien et n’apprécie pas l’entassement. En témoigne le mouvement actuel en Chine. S’il est acquis, en Asie, que la ville moderne est une ville en hauteur, nous constatons aujourd’hui le développement des résidences secondaires chez les classes moyennes. L’idée est de s’échapper de la ville pour se mettre au vert. Seuls les systèmes autoritaires peuvent imposer la densification de l’habitat. De fait, dans la littérature et dans le cinéma, le gratte‑ciel est systématiquement associé à la peur. 80 % des Londoniens et 60 % des habitants de Chicago habitent actuellement dans une maison individuelle. Par ailleurs, lorsque les Qataris investissent en France, ils choisissent des immeubles haussmanniens, pas des tours à la Défense. A l’avenir, je suis convaincu que nous verrons émerger des gratte-ciel en friche, car la qualité de vie urbaine passe par les places et les lieux de promenades.
Une clientèle ultrasélecte
Ainsi, au Moyen-Orient, la construction de gratte-ciel semble largement liée au développement touristique. Au cœur de l’archipel des palmiers, à Dubaï, une tour de quelque 240 m de haut surplombera bientôt la baie. Son nom : The Palm Tower. Au total, 52 étages destinés à accueillir 504 appartements et 290 chambres d’hôtel de grand standing.
Avec cette nouvelle construction, il s’agit de donner au complexe balnéaire une nouvelle dimension : « La Palm Tower surplombera l’ensemble de l’archipel. Ce bâtiment offrira aux résidents une vue à 360 degrés », explique Aqil Kazim, Chief Commercial Officer chez Nakheel, promoteur en charge du projet, avant d’ajouter : « Dubaï est aujourd’hui une destination touristique très prisée par la clientèle internationale. Le cadre et les nombreux événements qui sont organisés chaque année attirent des voyageurs du monde entier ».
Le projet est déjà en cours de commercialisation : « La proximité directe de la plage, les shopping centers et les cinémas sont autant d’éléments qui attirent la clientèle internationale. Aussi, nous n’avons aucune inquiétude quant au taux de remplissage », indique Aqil Kazim.
Même son de cloche du côté de Design International : « Dans la région, le seuil de rentabilité d’un bâtiment est atteint à partir des deux tiers d’occupation. Tous nos développements réalisés sont actuellement entièrement occupés, probablement en raison du fait que nous développons nos projets au cœur de grandes capitales mondiales. A mon sens, le succès d’un bâtiment repose sur une combinaison entre emplacement, design durable et innovant, et commercialisation en période de demande croissante. Lorsque toutes ces conditions sont remplies, il n’est pas rare que le bâtiment soit alors entièrement loué ou vendu sur plans », explique Davide Padoa.
Dans le pays qui a lui-même vu naître les gratte-ciel, les constructions de tours répondent aujourd’hui encore à des demandes ultraspécifiques de minorités fortunés. « Il faut bien avoir à l’esprit que la rareté du foncier à Manhattan oblige à construire en hauteur. Aux Etats-Unis, l’acte de propriété se base sur les mètres cubes et non sur les mètres carrés », explique Thierry Paquot, philosophe de l’urbain. Pour l’heure, deux projets résidentiels animent New York : 432 Park Avenue et 56 Leonard Street sont d’ores et déjà en vente sur plan, à des prix atteignant eux aussi des sommets.
Ailleurs dans le monde, des immeubles de grande hauteur fleurissent également. Des projets certes moins spectaculaires que ceux développés au Moyen-Orient, mais qui montrent tout autant la volonté de marquer l’espace par un bâtiment hors norme et hautement symbolique. A Moscou, le quartier des affaires a vu naître en 2014 l’Evolution Tower, une tour de bureaux « twistée » de 246 m de hauteur. « La conception de cette tour a nécessité d’importants efforts techniques. Nous voulions une tour twistée sur toute sa hauteur. Pour la création, les équipes se sont inspirées d’un couple en train de danser, afin de livrer un bâtiment au sein duquel le buisness et la romance sont en parfaite harmonie », explique sans ironie Andrey A. Marinichev, directeur du développement de Snegiri, promoteur immobilier russe.
The Mile : pont d’observation à 1,6 km du sol
Non contents de dépasser le kilomètre à la verticale, les architectes planchent dorénavant sur des constructions dépassant un mile de hauteur, soit… 1,6 km à la verticale ! A l’origine de cette folle ambition : le cabinet d’architecture Carlo Ratti Associati, venu présenter son projet au dernier Mipim, à Cannes, le rendez-vous incontournable pour tous les promoteurs. « A cette hauteur, difficile pour l’heure d’envisager une tour accueillant bureaux ou logements. Nous avons donc choisi d’enlever toutes les fonctions des étages inférieurs pour ne conserver que l’étage le plus haut », explique Carlo Ratti, architecte ingénieur à la tête de l’agence. En clair, une longue tige végétalisée surmontée d’un pont en verre, offrant une vue à 360 degrés sur la ville. « Le modèle de rentabilité de la tour fonctionne sur le même modèle que celui de la tour Eiffel : le prix d’entrée à l’étage supérieur permettant de rentabiliser l’ensemble de l’édifice. La partie tige pourra, pour sa part, accueillir des activités de loisirs, par exemple un mur d’escalade », explique l’initiateur du projet. Pour l’heure, The Mile n’a pas encore trouvé de ville pour l’accueillir, mais son concepteur imagine très bien son invention trôner dans les parcs de New York, Tokyo ou encore Dubaï. Reste que les normes en vigueur, et notamment les limites nécessaires à la circulation des avions, ne permettent pas de faire entrer cette innovation dans un cadre urbain. Peu importe, son créateur croit en son projet et planche sur d’autres pistes, aidé de ses investisseurs : « Avec The Mile, nous suivons les traces de l’homme qui, de tout temps, a fait le rêve de toucher le ciel », explique Carlo Ratti. Affaire à suivre donc.